Voici ce que David écrit en guise d’introduction à la formation pour professionnels « Apprendre à apprendre » :
« Cette formation a pour but de construire la charpente qui permettra de développer la compétence thérapeutique qui consiste en savoir « apprendre à apprendre ». Le contenu émergera de la personne, de l’espace, du temps et des circonstances. Apparenté avec le jazz plus qu’avec sa forme classique, le travail constituera par lui-même la base soit pour s’insérer dans les récits (théories) déjà existants soit pour en créer de nouveaux. Ceci implique un engagement porté par le développement de soi-même : être thérapeute à partir de sa propre singularité. Nous changeons et notre compréhension de nous-même et de notre client, change avec notre propre changement. L’art de faire l’expérience de soi-même en même temps que celle de son client, l’art de se révéler comme des participants mutuels s’oppose à la posture plus classique de celui qui regarde de haut qui sait beaucoup mais comprend peu ».
HOLOSCRIPTS, Robertson Publishing, US, 2014
Voici un extrait (traduction : Dominik Reinecke) de ce recueil d’articles :
LIFE AS A MESS
La vie comme « bordel »
« Ma vie, c’est le bordel ». Cette phrase, qu’on entend si souvent, a pris un sens nouveau pour moi lorsqu’une amie me l’a écrite. Cette amie a perdu toutes ses économies après avoir fait des investissements avec un escroc talentueux moderne. Sa mise à lui était la promesse courante d’un profit sans apport, alors qu’elle a payé de sa personne et de toute sa vie. Elle avait occupé un double emploi pendant vingt ans pour s’assurer un « avenir sûr ». C’était inéluctable : la perte avait engendré de la gêne, de la honte, du chagrin et de l’amertume.
Le « bordel », c’est quoi ? Le dictionnaire le définit comme « un état crasseux, mal rangé, ou désordonné ». Mais comment savons-nous ce qu’est bien rangé ou ordonné ? Pour distinguer l’ordre du désordre on s’appuie sur une idée préétablie du positionnement dans l’espace d’objets distincts et séparés les uns des autres. Autrement les choses ne sont que ce qu’elles sont. Il n’y a pas de désordre dans la nature, seulement un « devenir-être » (coming into being) perpétuel. La vie se caractérise par le fait qu’elle est intrinsèquement dynamique et partiellement déterminée. Les objets inanimés n’ont pas de dynamique interne et sont entièrement déterminés ; ce sont des produits finis. Les objets distincts les uns des autres sont quantifiables par la nature même de leur extériorité et les règles de la logique en sont une conséquence directe. Dans un univers logique, par exemple, deux choses ne peuvent pas occuper la même place au même moment.
J’ai découvert alors que l’expression « ma vie, c’est le bordel » est fonction d’une pensée quantitative. Ce qui se réfère à « vie » n’est pas perçu comme intrinsèquement dynamique mais comme statique et entièrement déterminé. C’est comme si pour mesurer (les scientifiques procèdent souvent ainsi), une grille était posée sur ce qui, sans elle, est dynamique : la grille du rangement et de l’ordre. Transformer du processuel en quantifiable implique, par définition, de ne pouvoir mesurer que les éléments qui entrent dans la grille et qui, pour ce faire, ont été détachés de façon aléatoire les uns des autres. A contrario, pour ce qui est du processus dynamique il n’est possible de voir ses étapes successives que rétrospectivement. Ce qui fut n’est plus. Ce qui sera est inconnu. Mon amie était honteuse, embarrassée et triste parce que les choses ne s’additionnaient pas. « L’avenir sûr », la somme de l’addition « la vie perçue comme chose » n’entrait pas dans l’opération.
Il y a des conséquences inhérentes à ce mode de pensée dont on ne se rend pas compte. Une personne qui fait l’expérience du « bordel » va probablement vouloir ranger, mettre de l’ordre ou donner du sens au désordre. Beaucoup d’efforts peuvent être faits dans ce sens pour aboutir, en fin de compte, à encore plus de confusion, plus de dérangement et plus de désordre. On peut se demander alors comment il se fait que mettre de l’ordre dans le désordre crée encore plus le « bordel ». Il est évident qu’on ne peut pas vivre dans l’anarchie. Et pourtant, le sens de l’ordre ou du rangement, tellement conditionné par notre environnement – si nous ne l’avions pas, nous parlions tous en même temps – avec son exigence de considérer la vie comme un objet, peut empêcher une personne de participer à son propre « devenir-être » (coming into being). Une personne obsédée par la liberté est quand-même enchaînée par une obsession. Aussi longtemps que l’attention est fixée sur « réarranger » ou « mettre en ordre » on ne peut pas être conscient de la vie en tant que « devenir-être » dynamique et on doit toujours trouver un « bordel » à l’intérieur des limitations qu’impose la grille organisatrice du rangement.
Nous connaissons tous cet extrême qu’est le besoin de rangement chez l’obsessionnel compulsif. Et pourtant beaucoup de systèmes de pensées et de croyances se sont développés et ont été reconnus comme bienfaisants alors qu’ils étaient, démunis de toute conscience de leurs agissements, destructeurs de la connaissance humaine. La scolastique est l’exemple d’un agencement à servir l’ordre qui a produit des systèmes de pensées et des idéologies bizarres ayant pour résultat la préservation de l’ignorance et parfois même la violence envers la race humaine. Il existe en psychologie et en religion beaucoup de systèmes de croyance qui se présentent comme des défenseurs de la nature humaine alors qu’en réalité ils pourvoient à un besoin de rangement. Ils n’ont pas produit de l’entendement mais des cultes bien ordonnés qui n’ont rien fait d’autre que de nuire à la connaissance. Il n’est pas rare que des « progrès » scientifiques se soient produits après que quelqu’un ait créé du désordre dans un laboratoire.
C’est la tyrannie de l’attente inconsciente qui est la source du « bordel ». Quand l’aspiration à l’ordre ou au rangement agit sans conscience, soit on est déçu soit on ressent du plaisir. Dans les deux cas il ne s’agit uniquement d’illusions. Lors d’une déception l’attente demeure sans réponse et le processus du « devenir-être » est perçu comme un produit fini. Dans le cas d’une attente satisfaite on est dans le plaisir ou on a l’impression d’avoir donné un « sens » au non-sens du « devenir-être ». Mais on reste inaccessible à ce qui advient. Dans un cas comme dans l’autre le chemin de l’ouverture et l’apprentissage qui y est associé est barré. Ni les sujets du Roi, ni ses chevaux ne pourront jamais recoller les morceaux de Humpty.1
C’est encore pire quand la prédilection pour l’ordre et le rangement s’emboîte dans les idées préconçues qu’on peut se faire d’évènements futurs. Voilà comment les « choses » (évènements) s’additionnent. Il existe alors une certitude : ce sont le pessimisme ou l’optimisme – tous deux formes de certitude – qui règnent.
On peut se libérer de la tyrannie de l’attente, mais pas sans y travailler dur. C’est dur parce qu’il faut apprendre à des-automatiser la façon quantitative de penser tout en acquérant une conscience participative. Ce qui ne signifie pas qu’on remplace la démarche quantitative. Le mode participatif agit plutôt d’une manière complémentaire ; ainsi on peut, en connaissance de cause, choisir de voir les mêmes faits autrement. Si je sais que le « bordel » que je vois-là est ma propre création, alors je sais sans aucun doute que ce qui est est – et ce indépendamment de l’état de mes sentiments. Le travail requiert de cultiver l’ouverture, l’indulgence et la patience ; facilement considérées comme des vertus sur le mode du produit fini elles sont très difficiles à développer en tant qu’aptitude toujours renouvelée sur le mode continu du « devenir-être ». On n’est plus dirigé par le besoin d’ordre et de rangement. On le dirige.
1. ↑ Humpty Dumpty est un personnage éponyme d’une comptine anglaise, le plus souvent représenté comme un œuf :
Humpty Dumpy sur un muret perché,
Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Humpty_Dumpty
Humpty Dumpy par terre s’est écrasé.
Ni les sujets du Roi, ni ses chevaux
Ne purent jamais recoller les morceaux.