RÉFLEXIONS AU SUJET DE L’APPROCHE GESTALTISTE DES INTROJECTS DANS UNE CULTURE EN MUTATION

Hans Peter Dreitzel

Traduit par Dominik Reinecke

Titre en anglais : The Sabotaging of Introjects
Some thoughts about processing introjects in Gestalt therapy in a changing culture

Remarques préliminaires

Hans Peter Dreitzel est né en 1935. Il est professeur de sociologie émérite de l’université libre de Berlin (Freie Universität Berlin) où il a enseigné de 1970 à 2000. Il est co-fondateur du Gestalt Zentrum Berlin (1973) et a été formé à la Gestalt-thérapie à Berlin et à New York (principalement par Isadore From). Il exerce en tant que Gestalt-thérapeute depuis 1975, enseigne la théorie gestaltiste depuis 1978 et est superviseur et formateur en Gestalt-thérapie pour de nombreux instituts de formation en Allemagne et à l’étranger depuis 1990. Il a beaucoup publié en sociologie, psychologie sociale et Gestalt-thérapie.
Cet article a été publié en novembre 2018 dans la revue professionnelle allemande Gestalttherapie. Sa traduction en anglais comporte de nombreuses modifications conséquentes (le texte a été revu par l’auteur et modifié dans son ensemble, des passages entiers ont été supprimés, d’autres ajoutés) ; elle est publiée dans la revue British Journal of Gestalttherapy (2019). La version française ci-après a été effectué à partir du texte original allemand et, pour les modifications dans un deuxième temps, à partir de la version anglaise. La traduction du texte allemand original est publiée dans son intégralité sur www.gestalt-academie.fr.
Dominik Reinecke, juin 2019

Résumé :

Cet article présente une clarification des notions d’introjection et d’introject en Gestalt-thérapie et des recommandations pour leur utilisation en thérapie. L’auteur défend l’idée que, le soutien thérapeutique du sabotage des introjects lequel a couramment lieu de façon inconsciente, est la voie royale du traitement des introjects. Il aborde par ailleurs quelques remarques sociologiques au sujet de l’état actuel de notre civilisation occidentale et souligne l’importance de faire la distinction entre les introjects névrotiques et les internalisations saines et indispensables à toute civilisation.

Notions clé : Introjection, introject, internalisation, valeurs, normes civilisatrices.

1. La distinction entre introjection et assimilation

L’introjection et la projection désignent les deux interruptions du processus de contact que les fondateurs de la Gestalt-thérapie, formés à la psychanalyse de Freud, ont emprunté à cette discipline pour le cadre théorique de leur nouvel agencement de la psychothérapie. Ce choix est, à mon sens, bien fondé et a fait ses preuves dans la pratique psychothérapeutique (F.S. Perls, R. Hefferline, P. Goodman. 1994, nommés par la suite PHG). Dans l’approche gestaltiste, les interruptions de contact sont toujours considérées comme des évènements processuels à la frontière-contact. C’est pourquoi les fondateurs de la Gestalt-thérapie ont commencé par étudier davantage le processus d’introjection que son résultat, à savoir la création d’introjects. Ils sont partis de l’idée que l’organisme humain, toujours en interconnexion et interdépendance avec son environnement devait incorporer des objets matériels (la nourriture par exemple) et symboliques (comme le langage) pour survivre. Ce processus d’absorption doit alors s’opérer en même temps que la destruction de la Gestalt de l’objet afin de conduire à l’enrichissement et au renforcement de l’organisme psycho-physique. Ainsi la nourriture doit-elle être mastiquée et les propositions immatérielles de l’environnement soigneusement évaluées et analysées. Selon cette thèse, ce sont ces fonctions agressives qui permettraient à l’Homme d’assimiler l’input de l’environnement et donc de trouver un ajustement nourricier adapté à ces facultés digestives corporelles et mentales. Ou encore : « Dans l’introjection, le névrosé qualifie de normal ce que le self qui se concentre ressent comme un corps étranger qu’il veut rendre », tel que PHG l’expriment (PHG, 2001 trad. franç., p. 316). Mais le sens de « l’agression orale » découvert par F. Perls (Perls, F., 1947) a conduit à surestimer la signification paradigmatique de l’alimentation si bien qu’il fallait toujours faire la distinction – chez lui, ainsi que chez quelques-uns de ses élèves – entre introjection saine et introjection névrotique. C’est aussi pour cette raison qu’avant l’apparition de la Gestalt-pédagogie, les recherches sur la genèse des introjects immatériels n’ont pas suffisamment tenu compte des fonctions agressives de l’apprentissage. A mon sens, il est plus judicieux de restreindre l’usage des notions cliniques d’introjection et d’introject aux phénomènes névrotiques. Je procèderai donc de la sorte par la suite. Les processus d’apprentissage et d’ingestion de la nourriture, processus que l’organisme psychophysique de l’être humain est capable d’assimiler selon les circonstances du moment, sont ainsi considérés sains par définition.

Une autre conséquence fâcheuse d’une telle conceptualisation imprécise consiste à qualifier d’« introjecteurs » les personnes qui ont une propension à l’introjection névrotique. Ce que font en permanence les Polsters par exemple dans leur ouvrage important sur la Gestalt-thérapie (POLSTER & POLSTER, 1987) ; c’est par la porte de derrière qu’on tombe ainsi à nouveau sur des traits de la personnalité au lieu d’évoquer les processus à la frontière-contact.

2. Changements du processus de l’introjection aujourd’hui – leurs causes et effets

Mais les perturbations, les introjections donc, existent bel et bien. Elles sont toujours liées à un affaiblissement des fonctions moi agressives dont le self dispose à un moment donné. Alors qu’une telle faiblesse est, du point de vue développemental, normale chez le nourrisson, dans la mesure où il ne dispose ni de dentition ni de faculté analytique, elle demande explication chez l’adulte.

Bien sûr, les simples variations de la condition du jour entrent, elles aussi, en compte : qu’il s’agisse de l’attention affaiblie par la fatigue ou la maladie, les distractions internes ou externes, d’une écoute sans conviction, du multi-tasking, des repas dévorés à la hâte. Tout cela renforce l’inclination à ingérer ce qui n’est compris qu’à moitié, ce qui n’est perçu que par fragments, ce qui n’est mastiqué que partiellement et ce qui, étant non-assimilable, encombre l’organisme et l’entrave dans bien des cas, durablement. La situation sociale actuelle prête main-forte à cette usure des forces agressives positives. Dans le monde du travail, la pression capitaliste du travail génère l’exploitation du temps partiel et du travail intérimaire et, pour beaucoup de personnes, la perspective menaçante de sombrer plus tard dans une pauvreté du grand âge. Cette usure est amplifiée par les médias et l’industrie publicitaire qui y est associée : par une avalanche d’images séductrices propices à la dépendance et un langage qui dissimule davantage qu’il répand les informations dont aurait pourtant besoin le consommateur. La disposition de l’individu à introjecter des fragments de la réalité complexe qui ne se laissent plus rassembler en une Gestalt, augmente avec l’affaiblissement des forces individuelles qui servent à gérer de façon active et participative, c’est ce que la Gestalt-thérapie appelle adaptation créatrice, les apports de l’environnement qui assaillent l’individu.

Il résulte de cette fatigue omniprésente une confusion qui prend de plus en plus d’ampleur jusqu’à conduire au dénigrement du factuel, voire de la véracité des faits. Avec pour conséquence une confusion encore plus grande qui finalement ne s’exprime plus que par la soupape des excès de colère et de haine et de la folie des théories de conspiration des nouveaux médias sur internet. Alors que, du temps de Perls et Goodman, les contenus typiques des introjections étaient les règles, les injonctions et les tabous, on trouve aujourd’hui dans ce nouveau champ d’introjects des fragments d’informations et d’opinions désorientant et disparates.
Notre système scolaire applique depuis longtemps déjà des barèmes d’examens jugés absurdes par les élèves et les étudiants et ce, souvent à juste titre. La soi-disant « matière » est efficacement bachotée avant l’épreuve pour être ensuite oubliée, aussi tôt l’examen passé. C’est une forme de boulimie institutionnalisée de l’apprentissage. Après tout, l’oubli rapide permet à l’organisme de ne pas rester encombré par des connaissances inutiles : ce qui a été, malgré les résistances, incorporé trop vite ne se cristallisera finalement pas en de véritables introjects. Mais ce processus sape et fragilise, lui aussi, la force indispensable à la création d’une Gestalt dans l’apprentissage créatif au lieu de la soutenir, et il dilapide ainsi l’énergie des fonctions agressives du self. L’expérience de l’absurde face à ce genre d’exigences est due à la complexité toujours croissante d’un savoir qui est devenue ingérable pour les institutions de l’éducation. Toute consensus éventuel sur ce qui serait aujourd’hui vraiment utile et nécessaire en termes d’apprentissage devient vite obsolète parce que, d’une part, la quantité des informations auxquelles on a accès augmente continuellement grâce à la recherche informatisée, et que, d’autre part, les intérêts antinomiques de l’économie et de l’industrie et avec eux de la culture et de la politique, s’avèrent incompatibles. Ce qui fait un curieux mélange de réformes durables et de considérations économiques de gestion du temps et des finances, qui épuise continuellement les enseignés autant que les enseignants.

Par ailleurs, nous avons à faire à une nouvelle forme d’introjections potentielles due à la mutation des représentations culturelles dans notre société. Cela concerne tout particulièrement les rapports des genres. L’évolution de la place de la femme représente certainement le plus grand changement culturel des sociétés occidentales au cours des cinquante dernières années – un laps de temps historique relativement court donc – et on est encore loin d’en cerner toutes les conséquences. Ici à nouveau, c’est la question de l’introjection qui intéresse dans cette évolution. Car on observe ici aussi les effets antinomiques de la dissolution des idéaux des rôles sociétaux féminins et masculins : du moins la dernière génération des femmes s’est aujourd’hui considérablement détachée des anciennes références internalisées – celles de la femme au foyer dévouée à sa famille. Mais elle doit maintenant composer avec la réalisation impossible de tous ses désirs d’épanouissement libérés. Les hommes sont déchirés entre la perte ou la fragmentation des anciens rôles qui reposaient principalement sur leur plus grande force physique et donc leur combativité, rôles qui sont à présent rendus grandement obsolètes par les machines mais qui les hantent toujours comme des introjects engloutis – d’une part. Et d’autre part l’apprivoisement de nouveaux rôles égalitaires encore incertains en tant que pères et amants. A ces difficultés qui, d’un côté comme de l’autre, réclament beaucoup de forces et semblent aussi consommer beaucoup d’énergie libidinale, s’ajoutent deux choses : d’une part la reconnaissance du désir homosexuel enfin acquise par l’opinion publique et, d’autre part, l’existence niée depuis longtemps de nombreuses personnes avec une identité sexuelle biologiquement et psychologiquement incertaine. La confusion en ressort encore plus forte.

À côté de ces « formes modernes » de l’introjection existent bien entendu toujours leurs contenus classiques, les valeurs et règles de conduite, les interdits et les tabous qui peuvent de nos jours toujours se transformer en introjects. Bien qu’ici aussi, comme nous allons le voir, des changements ont vu le jour. Car les formes multiculturelles dans notre société se manifestent aussi au niveau des introjections. On y trouve les introjects « démodés », qui, habituellement enracinés dans la religion ou la famille, influencent, souvent sans qu’on en ait conscience, les débats politiques et ont des effets particulièrement néfastes lorsqu’ils sont institutionnellement arrimés. Comme le célibat : la multitude effrayante d’abus sur enfants dans le clergé ne se comprendrait pas vraiment sans cet ancrage institutionnel de l’introject. Notre tâche de thérapeute est particulièrement ardue lorsque nous avons à faire à un Dieu introjecté. Les thérapeutes qui ont déjà travaillé avec des curés ou des pasteurs peuvent le confirmer. A l’avenir, des problèmes au moins aussi importants pourraient se présenter avec les réfugiés islamiques dont la culture est éloignée de la nôtre. En effet, leur contexte culturel n’a pas encore atteint le niveau de sécularisation de la croyance tel que nous le connaissons en l’Occident Européen – avec la disparition d’une croyance en un diable, de la peur du purgatoire, de la conception terrestre du paradis.

Le traitement des introjects qui ont leur source dans les familles d’origine présente moins de difficultés car les introjects parentaux sont souvent déjà affaiblis : le soutien de la grande famille d’antan a diminué, le cliché de l’ennemi est personnalisé par les parents, la quote-part des divorces et séparations est croissante, le processus émancipatoire des jeunes est souvent encouragé par le contact avec des cultures différentes. Les introjects ne sont plus aussi solidement enracinés, le doute peut se manifester plus facilement, l’aide thérapeutique par le renforcement des fonctions agressives positives du patient a plus de chance d’aboutir.

3. Différents types d’introject

Il est donc important, pour le traitement thérapeutique des introjects, d’identifier les milieux sociaux qui ont tendance à favoriser l’introjection. Mais il est tout aussi important de reconnaitre le type d’introject auquel on est confronté. Les introjects, qui conduisent à l’observance obsessionnelle de certaines règles de conduite sont très faciles à identifier dans la mesure où ils débouchent facilement sur des processus obsessionnels névrotiques. Ceci dit, du point de vue de la société, un comportement obsessionnel peut être tout à fait souhaitable dans de nombreux domaines qui requièrent du contrôle, de la surveillance et de la précision – jusqu’à un certain degré, du moins. Nous souhaitons tous, bien évidemment, bénéficier de conditions sécures dans la circulation monétaire ou routière, la plupart d’entre nous aussi dans le trafic frontalier et dans les rapports sexuels ! Les gardiens d’arsenaux ou de dépôts de substances toxiques doivent être particulièrement fiables et méticuleux ; c’est vrai aussi pour les scientifiques qui travaillent dans la recherche. Les effets prévisibles voire imprévisibles qui découlent d’actions imprudentes peuvent s’avérer particulièrement dangereux dans les domaines où la technique moderne est engagée, ; l’intériorisation jusqu’à un certain degré de ces mécanismes de contrôle doit même, on peut aisément le supposer, soulager les personnes qui sont chargées de telles tâches. A condition que ces conduites soient appliquées là où elles sont utiles et nécessaires et qu’elles n’empiètent pas sur d’autres domaines. Les personnes qui, même en famille, restent attachées à leurs rôles professionnels et se comportent en professeur, policier ou bureaucrate s’avèrent nuisibles pour leurs proches et souffrent elles-mêmes de leur manque de souplesse. Pour PHG, ce type d’introjects était le problème majeur dans la société de leur époque (PHG 1964, partie 2, IX) : ils voyaient un refoulement trop massif des forces agressives et une adhésion trop rapide et crédule aux rôles sociétales – un manque de flexibilité donc dans la gestion des comportements socialement préconçus. Le but de la thérapie doit être de promouvoir et renforcer la capacité d’adaptation de manière créative et la responsabilité individuelle dans la gestion des tâches et les autres sphères de la réalisation de soi – à l’inverse de la pression sociale qui œuvre dans l’intérêt d’une plus grande productivité. Soit dit en passant, cela s’applique aussi aux pressions qui visent une plus grande productivité en thérapie !
Le travail avec les introjects présente une difficulté particulière. C’est particulièrement évident quand, en dépit de leur prise de conscience et d’une analyse sensée et réaliste, les patients restent attachés à leurs introjects parce qu’ils les jugent « bons » ou qu’ils sont en adéquation avec le « sens commun ». Cette difficulté peut s’avérer encore plus importante si le thérapeute adhère lui-même à ces valeurs ou convictions. Par exemple : quelqu’un qui, dans sa famille d’origine ou, plus souvent encore, dans des milieux identificatoires devenus importants ultérieurement, a introjecté l’idée que c’est toujours bien de vivre « sainement », peut, influencé à distance par cet introject, mener une vie assez pénible dans des boutiques bio et des centres de mise en forme : une vie qui n’est au bout du compte et paradoxalement pas saine du tout. Comme si notre corps ne savait pas par lui-même ce dont il a besoin et ce qui lui convient. Mais ce savoir du corps doit être mis à jour par une awareness aiguisée – ce qui est précisément la tâche de la Gestalt-thérapie dans ces cas de figure. Voici un autre exemple tiré du cercle de mes connaissances : dès lors qu’on nourrit la conviction qu’il faut absolument réduire son empreinte écologique afin de freiner le changement climatique et que l’on introjecte comme ultime impératif moral, l’ensemble du mode de vie s’en trouve affecté de manière radicale, de telle sorte que la vitalité de la personne est étouffée et la vie des autres pourrie par d’incessants reproches moralisateurs. Dans ce cas-ci, la relation amoureuse qui avait été tant attendue par le couple et qui s’était annoncée heureuse à ses débuts, a été détruite par les calculs incessants du partenaire des dépenses écologiques de chaque preuve d’amour, ce qui a finalement mis en échec le moindre plaisir d’entreprendre des voyages ensemble. Ce ne fut donc pas un introject « bon » (ça n’existe pas) et structurant qui a été à l’œuvre mais bel et bien une morale introjectée, attitude hostile à la vie et destructrice qui n’a pas empêchée le changement climatique mais qui a transformée une vie heureuse en tristesse. La Gestalt-thérapie cherche toujours à accroître la vitalité en renforçant l’awareness, ce qui rend l’expérience plus intense sans nécessairement nuire à l’environnement (cf. Dreitzel, H.P. 2018, 131-139).

Les introjects qui représentent les plus grandes difficultés, à côté des nouveaux introjects partiels et fragmentés, sont ceux qui, profondément enracinés, manipulent des vies entières par derrière et qui ressemblent à des scripts de vie tels que l’analyse transactionnelle les a décrits. Ils se développent souvent, de façon assez anodine à la surface, tout en minant insidieusement tout processus de décision autonome en famille. Voici ce que rapporte Joseph C. Zinker (1994, 121, 122) de ses expériences en thérapie familiale : « Les ‘arrangements’ entre les membres d’une famille sont, au mieux, faibles et sans vitalité. Il en découle des attitudes qui ne sont qu’incomplètement comprises. Quand le couple ou la famille a finalement réussi à prendre place au restaurant l’un n’a pas vraiment faim, l’autre n’apprécie pas la cuisine et une troisième personne préférerait aller au cinéma. Le festin attendu est ennuyeux dans le meilleur des cas et, au pire, un désastre. Un scénario similaire sera vraisemblablement répété pour toute décision ou activité en famille. Ce n’est ici pas le contenu qui pose problème mais bien le processus qui est dysfonctionnel.
Quand l’awareness d’un couple ou d’une famille commence à croître énergétiquement, la meilleure manière d’y résister est, pour le système, de recourir à l’introjection. L’idée ou la solution est imposée par l’un d’eux et avalée comme un tout par les autres. L’introjection ne requiert que peu d’énergie alors que questionner et argumenter en demanderait beaucoup plus. Les discussions et les efforts fournis pour trouver un résultat qui satisfasse tout le monde demandent de l’énergie et du temps. L’introjection évite une grande dépense énergétique par un consentement quelconque. La famille se trouve dans un commun accord de ne pas traverser le processus (mâcher) et aucun effort est fait pour convaincre tout le monde. L’introjection, tout comme la projection, empêche les échanges vivants. Régies par de vieilles règles opprimantes, les valeurs familiales œuvrent comme toujours, au lieu de créer de nouvelles façons ajustées d’aborder les choses. L’indifférence et le manque de stimulation sont de mise dans de tels couples ou de telles familles. Un awareness minimal, inflexible et inchangé procure un sentiment de pseudo-sécurité. Une attitude conformiste par rapport aux règles induit une sorte de somnolence partagée. Cela vaut pour l’ensemble du système comme pour les sous-systèmes internes. Dans ce type de familles, les individus ont besoin de se soumettre à l’autorité – en plagiant les médias par exemple ou d’autres sources d’influences. Ils s’en sortent assez bien dans des contextes très structurés ne requérant que très peu de créativité ou de points de vues personnels. (…) En règle générale, ce n’est pas la bonne décision qui leur importe mais plutôt ’ce que le patron en pensera’ ; la ’bonne décision’ étant dans leur esprit synonyme de ’ce qu’en pensera le patron’. Ces personnes gonflent les rangs des bureaucrates, des soldats et des consommateurs compulsifs. »

Le malheur peut donc progresser insidieusement sans être perçu et ne révéler ses effets néfastes qu’à long terme. Tout un style de vie est finalement introjecté par la descendance de telles familles qui se caractérise par le penchant chronique de toujours choisir le chemin, en apparence plus facile, de l’introjection d’objectifs, de stratégies d’action, de valeurs et de règles traditionnelles figées dans la répétition – introjection sans résistances. Le potentiel de l’ajustement créateur, la force de la confrontation agressive avec les apports de l’environnement, est ainsi chroniquement sous-exploité et dépérit par manque de pratique et d’expérience.

Comparés à leurs parents, les enfants, les adolescents et les jeunes au chômage sont, par nature, dans une position de plus grande faiblesse. Ils manquent en effet de force et d’autorité, d’énergie et d’argent pour pouvoir vraiment réaliser leurs propres choix. De ce fait, ils sont évidemment sujets au risque de développer des introjects qui les encombreront souvent tout au long de leur vie.

Voici un cas de figure moderne présenté par l’un de mes supervisés : c’est une femme dont le père a quitté la mère sans laisser de traces parce qu’elle lui avait imposé, contre sa volonté, son désir d’enfant. La fille est alors à peine âgée d’un an. Elle grandit chez sa mère, dans un environnement exclusivement féminin – constitué de tantes et d’amies – dans lequel l’hostilité envers les hommes est de mise. Cela fait maintenant vingt-cinq ans qu’elle vit avec un homme avec qui elle a eu deux enfants mais qu’elle ne veut pas épouser parce qu’elle pense être « incapable d’être en relation » et qu’elle n’arrive pas à avoir une sexualité satisfaisante avec lui. Sa peur d’être soumise à son mari l’empêche de se donner à lui et la vie sexuelle du couple s’endort ainsi progressivement. L’homme, frustré, réagit en se repliant sur lui, il développe une dépression qui s’approfondit doucement et le rend inapte à se séparer ou à envisager toute autre solution. On peut imaginer que l’absence du père et l’introjection d’une image négative de l’homme ont conduit chez cette femme à un script de vie destructeur qui a aussi créé le malheur de son compagnon.
Nous avons jusqu’à présent abordé cinq types d’introject :

  1. les règles et les normes de conduite,
  2. les introjects partiels et fragmentés provenant d’informations morcelées ou d’expériences superficielles,
  3. les introjects « raisonnables »,
  4. les introjects relatifs aux couples ou autres groupes ou systèmes,
  5. les scripts de vie construits sur des introjects basiques profondément enracinés qui conduisent vers la domination de certains processus névrotiques.

Les biographies des deux sexes contiennent d’innombrables histoires de vie similaires. Mais ce ne sont pas que les rôles des genres qui sont touchés. Les scripts de vie peuvent être la cause d’une multitude d’expériences de l’enfance ou d’autres périodes de la vie. Ma pratique thérapeutique m’a montré maintes fois que c’est derrière les processus névrotiques les plus courants – par lesquels les personnes interrompent ou affaiblissent à répétition leurs processus de contact sains et vitaux – que se cachent des introjects basiques et profondément ancrés qui, manipulent en sourdine des vies entières et la façon de percevoir le monde (Dreitzel, H. P., 2014, 115, et Dreitzel, H. P., 2004, illustrations 9-16).

Ces introjets fondamentaux sont :

  • Personne ne s’intéresse à mon monde intérieur. (processus schizoïde)
  • Quoi que j’éprouve, quoi que je fasse ou exprime – ça ne change rien. (processus dépressif)
  • Dans la vie il y a une bonne méthode pour tout, une procédure correcte. (processus obsessionnel-compulsif)
  • On ne répond pas à mes questions ; on ne fait attention à moi uniquement si je me montre dramatique. (processus hystérique)
  • Tout conflit avec autrui aurait pour conséquence qu’on m’abandonne. (processus névrotique anxieux)
  • Si j’ai peur ou si je montre ma peur je perds affection et amour. (processus psychopathique)
  • Lâcher-prise veut dire perte de contrôle, ce qui signifie perte d’amour. (processus narcissique)
  • Sans ma « drogue » ou mon habitude je ne peux supporter la vie ou me sentir vivant. (processus addictif)

Dans la plupart des cas, de tels introjects sont plutôt inconscients ; mais il est assez facile de les ramener à la conscience puisque les patients sont habitués à ces modes de comportements et aux états d’âme qui y sont associés. Il faut simplement les nommer en thérapie et les relier aux croyances dogmatiques qui sont sous-jacentes ou qui s’expriment par eux. Ce faisant, il y aura plus d’awareness mais les introjects ne seront pas encore dissouts pour autant. Il faudra aussi tenir compte de deux autres points dans la pratique gestalt-thérapeutique :

  1. En référence à ses expériences anciennes, le patient doit comprendre que et dans quelle mesure ces croyances dogmatiques se sont formées dans leur fonction d’ajustements créateurs en réponse à des expériences primordiales réelles et qu’elles ont été par la suite introjectées en tant que stratégies de survie dans des situations de relative impuissance et de détresse.
  2. L’énergie rétrofléchie du patient désormais adulte doit être mobilisée pour permettre une révision et une remise en question de ces croyances dogmatiques et surtout pour initier des expériences de vie nouvelles et plus vivantes.
    Ce procédé est bien évidemment le même pour toutes les autres formes d’introjects ; mais le travail thérapeutique en particulier avec les life scripts requiert beaucoup de patience et de persévérance.
    Il faut aussi ne pas oublier que ces introjects profondément enracinés sont fréquemment projetés, le plus souvent sur tous ou « la plupart » des gens. Comme par exemple : La plupart des gens n’éprouvent pas d’intérêt pour leurs congénères. Ou : Eux là-haut ne font de toute façon que ce qu’ils veulent ! Ou : Si l’on n’est pas cool, on a déjà perdu. Le procédé thérapeutique le plus approprié ici est de travailler dans le contact direct sur les sens de la perception et sur leur rétablissement.

Par exemple :
Patient : Personne ne s’intéresse jamais à moi !
Thérapeute : Mais je m’intéresse à toi.
Patient : Tu as l’air fatigué. Je crois que je t’ennuie.
Thérapeute : Regarde-moi s’il te plait … plus encore ! Que vois-tu ?
Patient : Tu me regardes.
Thérapeute : Comment vois-tu mes yeux ?
Patient : Ils ont l’air un peu fatigués.
Thérapeute : Oui, c’était une longue journée. Et que vois-tu d’autre dans mes yeux ?
Patient : J’y vois de l’attention, ils ont l’air intéressés.
Thérapeute : Oui, je te trouve intéressant.
Patient : Mais uniquement comme un cas !
Thérapeute : Personne n’est qu’un cas. Nous sommes tous des êtres humains avec une histoire et beaucoup d’expériences.
Patient : Que veux-tu dire ?
Thérapeute : Est-ce que tu veux me raconter ce qui te fait dire que personne ne s’intéresse à toi ? Raconte-moi ton histoire !
Et ainsi de suite.

L’efficacité du travail thérapeutique avec les introjects dépend donc tout d’abord du type d’introject auquel nous sommes confrontés.

Nous avons vu :

  1. Qu’en réaction à la complexité toujours croissante de notre monde, il existe, depuis peu, une tendance à introjecter des informations fragmentées, des images, des vérités partielles et des théories de complot délirantes ainsi que les préjugés qui y sont associés – cette tendance étant renforcée par les nouveaux médias.
  2. Que les groupes de travail en particulier, les familles et les couples qui montrent une tendance – souvent dû au milieu – à éviter les conflits et à être confluents, favorisent l’introjection rapide de règles, d’ententes ou de solutions de problèmes insatisfaisants.
  3. Qu’il existe des règles de conduite socialement bénéfiques qui, intériorisées, peuvent représenter une aide pour ceux qui en sont les garants ; que ces règles risquent cependant de se cristalliser en introjects si les personnes en question ne font pas preuve de suffisamment de flexibilité dans la gestion de leur rôle et qu’elles ne renoncent pas à une attitude contrôlant dans les autres domaines de leur vie.
  4. Qu’il existe des introjects profondément enracinés qui agissent comme des scripts de vie, dirigent des vies entières et façonnent des destins.
    Ces quatre types d’introjects diffèrent en fonction de l’approche thérapeutique qu’ils requièrent ; il est donc utile de se faire une idée dès le tout début d’une thérapie avec quel genre d’introjects nos patients vont nous confronter prioritairement.

4. Une approche des introjects par le soutien de l’auto-sabotage

Les introjects sont hostiles à la vie. Les expériences du passé qui avaient conduit à la création de ces croyances doctrinales ne correspondent pas aux expériences réelles du présent même si celles-ci peuvent être entachées par la projection d’introjects ; ces patients auront alors une tendance à percevoir le monde entier comme hostile. Mais, même dans ce cas de figure, les introjects ne pourront quand-même pas exercer un contrôle permanent sur le comportement –pour la simple raison que la vie est trop imprévisible, trop chaotique, trop vivante – aussi trop séduisante – et qu’elle est aujourd’hui aussi trop mobile et trop compliquée pour se conformer à des règles et valeurs rigides ou pour être dirigée par des croyances dogmatiques. Et puisque c’est ainsi tout un chacun tend à saboter ses propres introjects de temps à autre, quand l’opportunité s’y prête, à savoir quand le contrôle extérieur semble relâché et que l’autocontrôle est réduit, peut-être conjointement à l’émergence d’un désir puissant ou d’une énergie agressive positive (encouragée en thérapie par exemple) – à de telles occasions, il ou elle enfreindra ses propres règles, transgressera – plutôt timidement et secrètement – ses propres limites.

C’est facilement observable en séance thérapeutique si on a appris à y prêter attention. La transgression d’une règle introjectée s’accompagne typiquement d’un petit sourire fugace qui révèle une joie cachée, car la joie de vivre chroniquement réprimée se fraye ainsi son chemin. Encouragé par son thérapeute à le critiquer, un patient ressentira instantanément un relâchement qui sera naturellement aussi exprimée de façon inconsciente par la mimique ; il obtient ainsi la permission de conscientiser l’autre face des expériences par ailleurs (espérons-le) positives avec son thérapeute et de l’évoquer sans être sanctionné. Il faut regarder attentivement, écouter aussi, car le patient va s’empresser d’étouffer à nouveau cette joie de vivre naissante. Il s’agira peut-être de l’ébauche d’un sourire ténu et éphémère qui disparait aussitôt, ou d’une voix tremblotante un peu plus aigüe ou d’une affirmation gestuelle inconsciente par la main.

Après avoir fait maintes fois de telles observations je me suis mis à les thématiser et à pousser plus loin le travail avec elles. En tout premier lieu on peut attirer l’attention du patient sur ceci : J’ai perçu un minuscule sourire dans ton visage quand tu m’as dit ça (la critique). Est-ce que tu pouvais le sentir ? Dis-moi encore une fois ta critique et essaye de bien ressentir comment c’est. Dans l’étape suivante on peut en faire un jeu amusant, un jeu que nous connaissons tous de notre petite enfance : le jeu du coucou de la mère avec le bébé. Thérapeute : Oh, ce petit sourire apparait à nouveau. Tu t’en es rendu compte ? Prends le temps de sentir ! Et ça encore et encore et toujours avec le sourire dès que ça re-émerge. Parfois il peut se passer des heures, voire de semaines avant que cela ne réapparaisse. Mais il faut toujours rester très attentif car ces petits indices de joie de vivre qui se manifestent avec le sabotage des introjects sont fugaces et craintifs comme des oiseaux qu’on veut observer.

Voilà pourquoi, dans un deuxième temps, il est important d’écouter les récits des patients en ayant pour objectif d’identifier à quels moments ils sabotent leurs introjects parfois aussi dans leur vie quotidienne. Là où de tels sabotages apparaissent dans le récit du patient on pourra pousser plus loin en questionnant car la transgression des introjects va de pair avec des sentiments de culpabilité névrotiques ou des sentiments de gêne si les normes sociales ont été blessées et que ces blessures ont été faites « sans le vouloir », en dehors de la conscience. La transgression des introjects produit donc des états émotionnels qu’on ne s’avoue pas facilement, qu’on préférerait passer sous silence et oublier très vite. C’est ce qu’a révélée une recherche sociologique que j’avais entrepris en me servant de l’analyse interactionnelle (Dreitzel 1983).

Le malaise qui s’exprime par de tels sentiments est, pour ainsi dire, la vengeance de la société pour la blessure qui a été infligée à ses règles de jeu intériorisées. L’apparition des sentiments de culpabilité et de gêne est en effet un symptôme qui indique l’existence d’introjects qui n’avaient peut-être même pas encore été identifiés par le thérapeute ! Ces sentiments devraient donc être reconnus pour ce qu’ils sont, névrotiques ; il ne faut pas les confondre avec les véritables sentiments de culpabilité engendrés par la blessure – imprudente ou intentionnelle – des valeurs de la cohabitation humaine. Il faut les distinguer des vrais sentiments de honte qui peuvent être la conséquence des blessures des standards civilisateurs durement acquis au cours de l’histoire. Cela vaut la peine de clairement faire ressortir ces différences aussi dans le cadre de la thérapie car c’est l’autopunition via les sentiments névrotiques de culpabilité et de gêne qui garantit l’effet persistant des introjects. Renforcé par la résonance positive et inattendue de son thérapeute au sabotage des introjects et encouragé par des expériences appropriées dans le cadre rassurant de la thérapie, le patient va pouvoir réduire petit à petit l’emprise de l’introject sur sa personne. En parallèle, l’énergie agressive rétrofléchie est libérée.

C’est pourquoi je considère que le soutien de l’auto-sabotage chez le patient est une voie royale dans l’approche thérapeutique des introjects, à condition que les sentiments de culpabilité ou d’embarras soient correctement identifiés comme névrotiques, et donc nuisibles dans la mesure où ils renforcent la répression de la vitalité créatrice de l’individu. En donnant son soutien thérapeutique à un tel sabotage le thérapeute forme une alliance avec les forces vitales du patient, voire avec la vie tout court. C’est l’aide la plus précieuse qu’on puisse apporter en thérapie.

5. Difficultés avec le soutien de l’auto-sabotage d’introjects

Mais cette approche présente aussi des problèmes. Il s’avère surtout difficile d’évaluer à partir quand le sabotage d’introjects enfreint les limites civilisatrices et ne doit donc plus être soutenu. Comme toute quête émancipatoire, le sabotage d’introjects peut, lui aussi, dépasser les bornes par la mobilisation indispensable des forces vitales humaines et infliger des blessures qui ne détruisent pas simplement l’introject mais aussi l’environnement dans ce qu’il offre de nourrissant et de précieux.

En témoigne l’exemple d’un patient qui arrive systématiquement en retard à ses séances. Il a toujours de bonnes excuses – il les expose avec beaucoup de zèle – ce pour quoi, cette fois-ci encore, cela n’a pas marché. Soupçonnant un sabotage d’un introject-ponctualité, je décide donc de m’intéresser aux symptômes correspondants dans sa famille d’origine et de les dénicher avec lui. Grâce à cela, il commence alors à comprendre de plus en plus ses retards comme un auto-sabotage associé à un certain plaisir qu’il n’ose pourtant pas encore s’avouer vraiment. J’essaye de renforcer cet aspect disculpant de ses histoires et constate qu’il a de plus en plus de plaisir à les raconter. Beaucoup de temps est consacré à ces récits mais je ne prolonge jamais les séances thérapeutiques. Par contre, je cherche à faire comprendre à mon patient que ses retards sont bien de son fait. Un jour il arrive, très animé, à nouveau en retard et dit : Cette fois-ci je n’y suis vraiment pour rien. Moi : Que s’est-il passé ? Lui : J’ai tamponné une voiture par derrière. Moi : Ça s’est passé où ? Lui : À un carrefour. Il s’est brusquement arrêté devant moi. Moi : Ah bon, est-ce qu’il y avait un feu ? Lui : Oui, mais bon. Moi : Quelle couleur ? Lui : Il était vert. Moi : était ? Lui : Ben oui, quand c’est arrivé il était tout à coup rouge.

C’est à ce moment-là que, pour moi, une limite a été atteinte. Il était temps d’intensifier le travail sur la responsabilité du patient. Suite à cet accident, il est venu à ses séances en étant toujours relativement ponctuel.

Aux tous débuts de la Gestalt-thérapie, sous l’influence externe des groupes de rencontre (qui n’était pas vraiment compatible avec la Gestalt-thérapie) et de la Bioénergie de l’école de Wilhelm Reich, alors très en vogue, beaucoup de Gestalt-thérapeutes donnaient une grande importance aux effets cathartiques des exercices agressifs qui consistaient à taper sur des coussins et des matelas et à faire beaucoup de bruit. Je me souviens d’une participante de mon groupe de formation qui avait été incitée à maltraiter un grand matelas en mousse. Dans un très long « travail de Gestalt », elle a transformé, en hurlant de colère, ce matelas en un tas de petits morceaux déchiquetées – sans aucun doute un exploit énergétique considérable. Mais cette expérience, a-t-elle réellement été suivie d’effets durables ? A-t-elle pu réanimer les forces agressives qui sont chroniquement rétrofléchies ? A-t-elle été un remède à l’attraction de l’introjection ? Dans ce même groupe de formation du début des années 1970, un participant déclara un jour, d’un air ravi, qu’il avait, à l’occasion d’une visite chez ses parents, démoli dans un élan libérateur toutes les chaises de la cuisine sur lesquelles, enfant, il avait été obligé de rester gentiment assis pendant les repas. Je pense que ce ne devait pas être tout à fait ça, la catharsis. Prendre conscience de ses propres forces peut, bien évidemment, être libérateur et renforcer la confiance en soi. Mais dans un groupe, ce qui est souvent aussi renforcé, c’est le voyeurisme au profit duquel une personne fait du acting out et est même encouragée à le faire ou alors est critiquée dans les feedbacks. Dans tous les cas, Le soutien de l’auto-sabotage doit toujours s’accompagner d’un développement de l’awareness sur deux plans, à savoir celui d’un possible intérêt de l’environnement et celui de la juste limite de ses propres besoins.

Dans l’ensemble, les méthodes cathartiques sont depuis tombées en désuétude en Gestalt-thérapie ; et je ne sais pas dans quelle mesure elles sont toujours appliquées dans certains « milieux gestaltistes ». Mais nous devrions veiller, en surestimant une approche relationnelle, à ne pas être confluents avec le/la client(e) dans la rétroflexion de ses forces créatives et pouvoirs de résilience.

6. Comment peut-on distinguer le sabotage d’introjects de la rébellion ?

La rébellion contre les interdits et ordres parentaux est, pour les adolescents, un symptôme normal du début du détachement du milieu familial d’origine. Elle est normale même si elle prend des formes parfois dramatiques et est souvent empreinte d’imprudence. Les parents ont une lourde tâche, surtout si les enfants sont encore dans la puberté. : En effet, ils doivent offrir leur soutien à cette quête d’autonomie ou, tout au moins, l’accepter en haussant les épaules tout en les protégeant de comportements dangereux ou de choix insensés. Mais, du point de vue des parents, faire la distinction entre la nécessaire affirmation de soi dans de nouveaux univers et de nouveaux rôles sociaux et ce qui doit être considéré comme dangereux n’est pas toujours évident – et ce ne l’est pas non plus du point de vue externe des pairs pour qui les valeurs et convictions parentales ne sont souvent rien d’autre que des introjects et des restrictions insensées. Les standards culturels sont d’une importance particulière dans la mesure où ils font même apparaitre les représentants des points de vue parentaux comme vieillots dès qu’ils se trouvent modifiés. Par exemple, les parents, qui empêchent leurs filles de continuer leurs études dans l’enseignement supérieur, sous prétexte que les filles doivent rester au foyer et qu’elles finiront par se marier et avoir des enfants très vite, sont certainement considérés de nos jours et dans la plupart des contextes de la société Occidentale comme désespérément démodés. Il peut revenir aux enseignants d’aider ces enfants dans leur opposition à de tels empêchements parentaux qui soutiennent alors la rébellion contre la pression d’adopter des introjects parentaux. Le sabotage des introjects parentaux, peut-être même des introjects des enfants s’ils sont déjà intériorisés, est ici à considérer comme une résistance légitime puisque les standards et les valeurs culturels ne sont plus les mêmes. Cependant, du fait que nous vivons dans une culture complexe et multiforme qui ne cesse de changer et d’évoluer rapidement, il est de plus en plus difficile d’apprécier si un comportement relève d’une rébellion légitime, et doit donc être soutenu, ou s’il s’agit d’une blessure de standards de valeur importants ; ce qui exige du thérapeute (mais pas que de lui) d’avoir acquis une très bonne connaissance de soi. Par exemple, si les enfants trouvent trop sévères les restrictions que leurs imposent leurs parents dans leur consommation de télévision ou leur utilisation des jeux vidéo, c’est que les choses ne sont alors pas aussi claires que cela. Où est la limite ? Qu’est-ce qui indique que, dans un contexte de digitalisation rapide, l’apprentissage nécessaire est empêché et que l’évolution d’une démence digitale est endiguée ?
Dans ces cas de figure, l’attitude et l’expérience du thérapeute sont les éléments déterminants. Pensons par exemple à l’inquiétude justifiée de ces parents qui craignent que leurs enfants soient aspirés par la drogue ou ne serait-ce que par l’alcool et la marijuana. Le plus important est d’établir le dialogue avec les jeunes en partageant ses propres expériences plaisantes et dangereuses avec les drogues, en acceptant de remettre aussi en question ses propres opinions, accepter de parler ouvertement de ses propres expériences et surtout de ses propres inquiétudes.

Et voici une autre complication : des personnes très résilientes, avec une grande force vitale, réussissent, parfois même déjà dans leur enfance ou l’adolescence, à s’extraire de l’influence des introjects parentaux et à prendre en main leur vie de façon autonome. Le danger est alors que, même adultes, elles développent une tendance à s’agripper aux valeurs qu’elles avaient inventées par elles-mêmes ou découvertes avec d’autres modèles identificatoires, comme si ces valeurs étaient toujours menacées. Il s’agit bien souvent de réactions allergiques lorsque l’autonomie, pour laquelle elles ont dû se battre, semble menacée (par exemple en couple). Et pire : la lutte interne incessante contre les introjects parentaux peut finir en un « programme de vie » qui permet aux parents de garder le pouvoir justement parce que ces filles et fils se sentent contraints de toujours agir en opposition à leurs parents au lieu de découvrir et suivre leurs propres besoins et valeurs. Tant que ce clivage interne est à l’œuvre, l’enfant, une fois adulte, peut vivre une vie chaotique avec des vacillements violents qui résultent d’un vécu borderline interne. Vu de l’extérieur il peut en découler une manière de vivre impressionnante, bien qu’imprudente et périlleuse, qui remplit néanmoins ces personnes de fierté. Mais l’hypersensibilité presque obsessionnelle avec laquelle elles réagissent à toute menace de leurs propres valeurs indique que celles-ci peuvent toujours, tels des introjects, être actifs comme pilotées à distance.

Dans les cas de conversions religions, il est particulièrement difficile d’évaluer s’il s’agit de rébellion libératrice ou d’une source dévastatrice et emprisonnant de nouvelles introjections (je n’aborde pas ici la question très délicate de savoir quand, ou et dans quelle mesure une rébellion politique, par exemple un mouvement de résistance qui se sert de moyens violents, peut ou doit être considérée de légitime). Dans notre culture de telles évaluations ont généralement été entravées par le fait que toute religion dominante est typiquement identifiée aux intérêts de contrôle du clergé ou aux intérêts de pouvoir des dirigeants séculiers, qui eux ont toujours su créer leur propre jurisprudence depuis l’inquisition jusqu’aux commissions modernes d’enquête sur les sectes. Comment les parents, les enseignants et les pairs pourraient-ils et devraient-ils réagir face à des jeunes voulant se convertir à l’Islam et risquant de s’exposer ainsi à l’endoctrinement des islamistes militants ? Cette question est importante puisque des milliers de jeunes hommes et femmes ont fui les pays occidentaux pour rejoindre l’État Islamique dans les pays du Moyen Orient – un fait perturbant pour lequel il faut bien trouver une explication. Ces jeunes gens espèrent certainement trouver dans cette nouvelle religion du sens à leur vie ou, tout au moins, du soutien et des valeurs claires dans un monde leur semble terriblement confus. Le plus important, en tout premier lieu, est certainement de faire preuve d’une vraie compréhension, de comprendre les jeunes pour qui notre culture, effectivement extrêmement complexe et parfois absolument perturbante, est déconcertante et déroutante. Ici aussi, cela peut grandement aider d’établir un dialogue authentique qui inclut l’aveu de nos propres expériences désorientant ainsi que de nos propres peurs. D’une part. D’autre part, ces jeunes devraient pouvoir faire des expériences personnelles différentes. Ils auront idéalement l’occasion de séjourner dans des pays culturellement différents. Ces séjours incluront peut-être aussi des activités en groupe qui permettent de trouver du sens comme, par exemple, dans le domaine de l’écologie. Il n’existe rien de mieux pour maturer et grandir que les expériences personnelles à l’étranger et les activités significatives qui permettent de se sentir utile.

Il n’est pas facile de faire la distinction entre le sabotage d’introjects nuisibles et une rébellion libératrice dans la mesure où le contexte culturel y joue un rôle important. Nous avons vu que des difficultés peuvent se présenter dans trois cas de figure :

  1. La rébellion de jeunes contre le règne des normes parentales qui sont elles-mêmes souvent des introjects. L’éducation, autant que la thérapie, doit aider le jeune dans son processus de maturation en instaurant un dialogue authentique qui guide et soutient le processus de découverte de ses propres valeurs et compétences. Un cas de figure intéressant a récemment fait son apparition sur la scène culturelle et politique européenne : il s’agit de l’habitude qu’ont pris des jeunes à aller « manifester » chaque vendredi en demandant aux hommes politiques d’agir immédiatement pour endiguer le changement climatique. En agissant ainsi pendant les horaires de classe (au lieu de le faire pendant leur temps libre, en dehors des horaires scolaires), ils violentent l’obligation générale de scolarisation telle qu’elle est établie dans tous les états occidentaux. Les voix qui se font entendre parmi les « adultes » sont souvent critiques mais on constate aussi un malaise important dans les réponses des hommes politiques qui connaissent leurs erreurs et qui craignent de perdre leur électorat et d’assister à des évolutions pouvant devenir violentes, comme celle des « gilets jaunes » en France. On peut en déduire que la meilleure façon de distinguer les introjects nuisibles d’une rébellion saine est d’évaluer si les valeurs appartiennent aux standards établis de la civilisation humaine qui ont été durement acquis et qui, comme nous le verrons, devraient être internalisés et non pas introjectés. Telle que je perçois la situation dans le cas de cette nouvelle « croisade des enfants » pour enrayer le changement climatique, c’est notre civilisation en tant que telle qui est en jeu ; je ne vois pas de meilleure légitimation de la rébellion que ce danger.
  2. Si le régime parental ou institutionnel des normes et valeurs est opprimant au point d’étouffer la tendance naturelle d’une jeune personne à « inventer et découvrir » (pour emprunter l’expression de PHG) à partir de ses expériences personnelles ses propres normes et valeurs – et si cette personne a une forte résilience, donc de l’énergie, du courage et du support externe, alors nous pouvons (tout au moins en thérapie) observer fréquemment qu’elle s’agrippe avec ténacité aux valeurs contraires. Cela peut empêcher une relation saine avec ses propres besoins réels et ses ressources créatives et entraine de l’insatisfaction et des conflits perturbants avec ses partenaires. Nous sommes confrontés là en quelque sorte à des introjections négatives qui, à l’époque, représentaient une aide à la survie dans une atmosphère oppressive de l’enfance. J’ai connu le cas de personnes qui n’avaient pas oublié leur décision de résister dorénavant ouvertement ou silencieusement à toute introjetion parentale alors qu’ils étaient âgés de neuf ans. Et nombreux sont ceux qui se souviennent de leur opposition et des conflits constants ou de souffrances secrètes associées aux années passées en institution éducative – et qui sont devenus hyper-sensibles à la moindre tentative de les influencer au point de se trouver sérieusement endommagés dans leur capacité d’apprendre.
  3. Un monde global dans lequel beaucoup de cultures sont rassemblées, peut conduire les sabotages d’introjects à prendre l’aspect de conversions culturelles ou religieuses qui débouchent sur un changement total de l’identité. De telles conversions peuvent bien évidemment inquiéter et choquer les parents et même les pairs, tout particulièrement si elles impliquent un repli vers l’islamisme radical. Pour comprendre de telles actions ou croyances, il peut être utile de se rendre compte qu’elles sont peut-être causées par l’introjection au sein de notre culture d’un besoin ou d’une nécessité de développer une identité individuelle singulière qui permet à l’individu de se montrer unique et original ou – pour utiliser le nouveau jargon sociologique – d’afficher sa singularité (A. Reckwitz, 1917). Après tout, les sociologues se sont longtemps accordés sur le fait que la caractéristique la plus importante des sociétés modernes et post-modernes est la tendance à l’individualisme extrême.

Mais les jeunes Occidentaux peuvent facilement vivre cet objectif culturel introjecté comme une attente trop forte d’atteindre quelque chose d’impossible, tout particulièrement s’ils sont issus des couches défavorisées de la société. Ils partent peut-être avec l’espoir de trouver une famille en leur nouvelle communauté et une avancée vers l’autonomie en leur milieu social ; en quête d’identité plus sécure qui est censée leur offrir une orientation avec un ensemble de valeurs et de standards comportementaux simple et clair, ils rejoignent, paradoxalement, une nouvelle communauté avec des directives morales plus strictes.
Si nous ne perdons pas de vue que les introjects relèvent d’un pouvoir psychologique complètement ou partiellement inconscient, alors le sabotage de l’introject s’avère être, même dans ces cas de figure extrêmes, une issue psychologique plausible. Cela n’est évidemment pas sans générer beaucoup de confusion émotionnelle. Souvenons-nous que la décision de quitter sa famille dans ces cas n’est que le résultat d’un long processus intérieur qui pourrait bien traduire la séquence que PHG ont proposée (PHG 1994, p. 146, trad. franç. p. 210) pour décrire le processus névrotique dans lequel l’introjection n’occupe qu’une place parmi d’autres :

« Retrait du self
Résignation
Introjection
Vanité de la personnalité qu’on s’est arrogée
Cramponnement à la sécurité
Besoin de victoire »

PHG désignent cette séquence comme le chemin de la « conquête de soi-même » névrotique. La description qu’ils font de ce cheminement intérieur névrotique parait étonnement plausible si on l’applique au jeune adulte d’aujourd’hui qui cherche à trouver une solution en se convertissant à une nouvelle identité :
« L’excitation sexuelle, l’agressivité, le chagrin peuvent, dans une certaine mesure, être soulagés de façon compartimentée. Mais si l’on ne sent pas qu’on se risque totalement en eux, le désintérêt, l’ennui et la résignation vont persister. Les actes d’extériorisation sont dénués de sens et cette absence de sens est la même que l’excitation de la solution à venir. L’interruption prématurée du conflit par le désespoir, la peur de perdre ou l’évitement de la souffrance, inhibe la créativité du self, son pouvoir d’assimilation du conflit et de formation d’un nouveau tout. » (op. cit., p. 146, trad. franç. p. 210)

Le fantasme sous-jacent à ce sabotage est l’acquittement des responsabilités et choix adultes que notre société ou le contexte parental semble imposer et qui sont ressentis comme insatisfaisants, ennuyants et vides de sens. Paradoxalement, en sabotant, donc dans le cas présent, en rejetant d’abord secrètement, puis ouvertement les valeurs et styles de vie de leur propre milieu social introjectés de façon inconsciente, ces personnes se trouvent poussées vers un renversement radical, vers une nouvelle mais peut-être plutôt prémoderne identité qui peut les contraindre à rejeter aussi d’autres canons de valeur acquis par notre civilisation : le droit à l’autonomie individuelle, le raisonnement rationnel, les repères scientifiques en termes de vérité et le monopole établi de l’État pour une utilisation de la violence.

Cependant, une telle issue peut paraître suffisamment alléchante pour que les valeurs de la culture propre soient sabotées ; elle est ressentie comme une aventure excitante et énergétisant car l’introject est ressenti comme une prison dans laquelle on est condamné à mener une existence sans sens dans un monde sans sens.

7. Assistons-nous au déclin de nos valeurs ?

Comment peut-on comprendre sur le plan sociologique cette réceptivité pour de nouveaux ou, avec nostalgie, pour d’anciens mondes de valeurs, sûrs en apparence, et pour des repères identificatoires qui promettent une meilleure orientation ? Nos sociétés européennes-occidentales ne sont-elles pas fondées sur une structure de valeurs vieille de centaines, sinon de milliers d’années dont la stabilité reste inébranlable ? Ou alors, si elle est ébranlée aujourd’hui, ne devrait-elle pas être stabilisée à nouveau par un retour en arrière ? De telles questions permettent d’analyser des problématiques présentes dans nos efforts thérapeutiques puisqu’elles se posent des deux côtés – celui du thérapeute et celui du client – profondément enracinés dans les situations politiques et culturelles de nos sociétés. Nous avons alors à porter un bref regard sur ce que signifie cette situation eu égard aux valeurs et normes comme objets potentiels d’introjection.

A première vue, la plupart des valeurs occidentales actuelles appartiennent à l’ensemble des valeurs émancipatoires et sont donc propices à la création d’espaces de liberté. En effet, en conséquence de la révolution culturelle des années soixante et soixante-dix, nous pouvons observer les valeurs émancipatoires se propager et s’inscrire dans le registre (du) juridique. En témoignent la reconnaissance des relations homosexuelles, une sensibilité nouvelle pour les abus sexuels sur les enfants, un interdit de l’application de la violence parentale et scolaire dans l’éducation des enfants, les sanctions pénales en cas de violence sexuelle dans le couple et, enfin et surtout, le bannissement de l’exploitation et du chantage sexuels dans l’exercice du pouvoir masculin – et ce ne sont là peut-être que les acquis les plus importants d’une nouvelle éthique qui inclut aussi, depuis un certain temps, une réévaluation de notre environnement naturel ainsi que de la valeur de nos données informatiques. On comprend aisément à quel point cette évolution est essentielle pour notre bien-être en société si nous posons notre regard averti sur d’autres sociétés – parmi elles, malheureusement aussi, quelques sociétés européennes et le « trumpisme » aux États Unis – ou si nous nous référons à nos propres expériences de vie dans ces sociétés.

Et, malgré tout, le sentiment que quelque chose s’est perdu est très présent. Ce sentiment est partagé par tous ces mouvements disparates qui se dissocient du consensus social. Il ne faut pas toute de suite envisager de se convertir à l’Islam : ce sont également les différents groupuscules, plus ou moins radicaux, à droite de la société, qui proposent des soi-disant orientations claires et des arrimages solides aux valeurs. Ce n’est pas si saugrenu que cela que d’espérer trouver davantage de repères et de valeurs sûres. Si l’on se demande quelles convictions ont pu se perdre sur le plan des valeurs, ce qui pourrait bien manquer à notre culture, on ne pourra bien évidemment pas trouver la réponse chez les fondamentalismes de tous bords qui, avec leurs contraintes totalitaires, s’opposent toujours à toute valeur émancipatoire. Mais on ne saurait non plus trouver une réponse dans les valeurs qui sont représentées et protégées par les institutions de la démocratie libérale et d’un état de droit. C’est comme ça peut-être parce que ces valeurs sont devenues tout à fait normales – les radicaux de droite comptent, eux aussi, sur une jurisprudence libérale et sur ses droits fondamentaux garantis par la constitution.


Non, les vertus et les valeurs qui ont disparues sont d’un autre registre. :

  • Il s’agit d’abord de la politesse en tant que mode de comportement normal entre personnes qui ne se connaissent pas.
  • Il s’agit ensuite du respect des personnes âgées, toujours plus nombreuses, mais dévaluées sur le plan de leur expérience de vie et de leur expérience professionnelle par l’évolution technologique. Mais il s’agit aussi du respect de la nature que nous sommes en train de détruire partout dans le monde ; la vitesse à laquelle des espèces entières disparaissent augmente quotidiennement ;
  • du tact dans les échanges sociaux, unique protection réelle de la sphère privée et de l’intimité ;
  • depuis peu aussi de l’art de la diplomatie qui a été et reste une nécessité absolue dans l’objectif non seulement d’évaluer les intérêts mais aussi et surtout d’éviter les guerres et les conflits violents ;
  • il s’agit du loisir qui, en tant que valeur, a quasiment disparu au profit d’un capitalisme effréné qui considère le temps comme de l’argent et qui impose le profit comme une valeur primordiale ;
  • de la solidarité qui en fait également les frais dans la mesure où, en tant que valeur sociale fondamentale, elle s’est trouvée si fortement effritée par le développement incontrôlé de la répartition inégale du revenu social global ainsi que par l’emprise de la politique économique néolibérale sur les parties socio-démocrates en Europe que le principe constitutionnel allemand propriété égal responsabilité n’est à présent plus rien d’autre qu’une formule vide de sens,
  • Les faits semblent perdre leur sens parce que les mensonges et déformations sans gêne envahissent de plus en plus le discours public qui est par ailleurs saturé rien que par la quantité d’informations disponibles,
  • du coup, la recherche de vérité et le discours au sujet de la vérité comme critère du savoir scientifique perdent tout sens ;
  • cela concerne aussi le manque de considération de la critique, qui est de nos jours rapidement dépréciée au rang de polémique, tout en étant, de l’autre côté, remplacée par des récriminations et des injures.
  • Dans l’art, la beauté, depuis longtemps soupçonnée de s’avoisiner au kitsch, est considérée d’inauthentique, tandis que la laideur de nos villes et des autres zones d’habitats, qui n’est pas uniquement due à la publicité omniprésente, est, malgré tous les efforts de restauration des quartiers historiques, manifeste et oppressante.

Oui, l’effondrement de la validité de nombreuses vertus et valeurs est réel ; nous sommes confrontés à une perte et un délabrement d’acquis civilisateurs qui nous concernent tous. Cela concerne peut-être plutôt les classes moyenne et supérieure de la société. Mais tel que Norbert Elias l’a démontré de façon empirique, le processus civilisateur se déploie vers le bas à partir des classes supérieures jusqu’aux classes inférieures – et j’y ajouterais qu’il faut l’investir, le défendre et en prendre soin. Comme nous le savons, ces valeurs doivent être bien internalisées pour pouvoir fonctionner. Il faut avoir reçu une bonne éducation, comme on disait jadis. Et elles doivent être soutenues par les sentiments de honte qui sanctionnent immédiatement les blessures qui leur ont été infligées, même si l’on n’en est pas personnellement responsable. C’est ainsi que fonctionne la civilisation.
Et qu’en est-il des introjects, donc des inhibitions névrotiques, qui répriment notre vitalité, introjects dont le sabotage devrait être renforcé en thérapie ? Je suggère de faire une distinction entre introjection et internalisation. La distinction tient à la réaction qu’a l’organisme psychologique et l’environnement social face à sa violation par l’introject : la transgression de valeurs civilisatrices et de règles de conduite internalisées débouche sur des sentiments de honte et de gêne – pour peu qu’elles fassent partie des normes sociales reconnues comme évidentes. C’est ce que le célèbre sociologue Norbert Elias a découvert en étudiant le processus de civilisation (Norbert Elias, 2000). A l’opposé, la violation des valeurs et des règles introjectées conduit au plaisir secret et à une mauvaise conscience, donc à des sentiments de culpabilité névrotiques. Cette différenciation valide à nouveau l’affirmation faite en début de ce texte, précisant l’importance de réserver la notion d’introjection au comportement névrotique. Les valeurs qui expriment les standards de notre civilisation représentent des achèvements individuels et historiques qui sont les résultats d’expériences d’apprentissages difficiles. Les introjects sont dus à l’ingurgitation sans conscience ni critique et sans aucun effort de normes et de standards comportementaux de notre environnement social. C’est non pas sans difficulté que toute personne doit se soucier de la survie de la civilisation occidentale d’observer avec discernement la détérioration de ces introjects, ce devoir n’ayant rien à voir avec des quelconques positionnements conservateurs ou libéraux. Leur observation attentive en thérapie ainsi que le soutien de leur sabotage est le travail professionnel des Gestalt- et autres thérapeutes. Ces deux tâches impliquent, me semble-t’il, de reconsidérer notre point de vue sur le rôle de la honte au sein de nos configurations psychique et culturelle.

8. La Gestalt-thérapie peut-elle aider à enrayer cette déperdition, voire la permuter ?

Je pense que oui.

Rappelons-nous la différence entre le sabotage d’introjects névrotiques, qui, en règle générale, est à soutenir et la déperdition de l’intériorisation de valeurs et de comportements civilisateurs sains. Cette différence doit rester dans l’esprit du thérapeute et l’orienter dans ses interventions.

C’est toujours à l’éducation et l’instruction qu’il revient de civiliser l’être humain en assujettissant ses pulsions et en contrôlant son animosité. La psychothérapie est d’un autre ressort : elle veut soigner et apaiser, libérer les forces vitales et renforcer la présence attentive. Mais elle a quand-même aussi un aspect formateur, car, tout au moins dans sa forme de Gestalt-thérapie, elle veut aider à découvrir des potentiels, veut renforcer le développement, veut aiguiser les sens, réveiller l’empathie innée. En cela elle est aussi un atelier de la civilisation et devrait, pour cette raison et en dépit de tout soutien de sabotage d’introjects, prendre garde de ne pas instrumentaliser, par ses expérimentations, les valeurs civilisatrices insuffisamment internalisées. Bien au contraire, elle doit garder au centre de son attention « l’introjection saine » que j’ai appelée internalisation pour la distinguer de l’introjection névrotique, donc ce qui s’apparente aux fonctions positives/agressives du self : peser le pour et le contre, départager, avoir un sens critique et vérifier, différencier ; mais aussi : refuser, prendre position, affirmer son point de vue, accepter le conflit, dire non, tout cela doit être renforcé et fait intrinsèquement partie des objectifs de la Gestalt-thérapie !
Et voici encore un autre de ses objectifs : c’est le travail continu sur soi qui a pour but l’épurement de notre perception sensorielle et de nos sentiments. La réussite d’une re-civilisation de notre culture – car c’est bien de cela dont il s’agit – passera par le combat de la violence et l’apprentissage d’une plus grande conscience de soi, et dépendra essentiellement de notre capacité à mieux connaître nos sentiments et à mieux cultiver leurs expressions. Une voix forte et bien articulée est plus efficace que des hurlements ; un « non » clairement prononcé a plus d’effet que la violence. Un rire ou un sourire vraiment aimable sont plus désarmants qu’un compromis tiédasse, les sonorités subtils font souvent plus vibrer qu’une allocution tonitruante. Le bouddhisme préconise le détachement de la colère de son objet. Concentre-toi pleinement sur ce sentiment, observe-le et ne le refoule pas. C’est l’exemple d’une expérimentation très ingénieuse du point de vue gestalt-thérapeutique qui, cependant, a des effets durables uniquement si on la pratique souvent. Mais ce qui est plus important encore, c’est de mettre à jour les sabotages clandestins des introjects ! Ce serait profitable si nous pouvions explorer nos propres introjects et identifier à quels moments ces petits plaisirs cachés, liés aux blessures de nos propres règles et valeurs font à nouveau irruption. La contribution qu’apporte la Gestalt-thérapie au processus de civilisation de notre culture est potentiellement tout aussi important que sa contribution au développement des processus émancipateurs individuels. Nous pouvons tirer comme enseignement du contexte culturel actuel que ces deux contributions sont complémentaires dans notre travail de Gestalt-thérapeutes. Nous devons commencer en prenant conscience de cette interdépendance.


Littérature

DREITZEL, H. P., Peinliche Situationen, in : A. Baethge, W. Eβbach, Hrsg., Soziologie – Entdeckungen im Alltäglichen – Festschrift für Hans-Paul Bahrdt, Campus-Verlag Stuttgart 1983.
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