Sommaire
RÉFLEXIONS AU SUJET DE L’APPROCHE GESTALTISTE DES INTROJECTS DANS UNE CULTURE EN MUTATION
Hans Peter Dreitzel
traduit de l’allemand par Dominik Reinecke
Titre original : Die Sabotage von Introjekten – Einige Gedanken zur gestalttherapeutischen Bearbeitung von Introjekten in der sich verändernden Kultur
Article publié en Novembre 2018 dans la revue professionnelle allemande Gestalttherapie
Remarques préliminaires
Hans Peter Dreitzel est né en 1935. Il est professeur de sociologie émérite de l’université libre de Berlin (Freie Universität Berlin) où il a enseigné de 1970 à 2000. Il est co-fondateur du Gestalt Zentrum Berlin (1973) et a été formé à la Gestalt-thérapie à Berlin et à New York (principalement par Isadore From). Il exerce en tant que Gestalt-thérapeute depuis 1975, enseigne la théorie gestaltiste depuis 1978 et est superviseur et formateur en Gestalt-thérapie pour de nombreux instituts de formation en Allemagne et à l’étranger depuis 1990. Il a beaucoup publié en sociologie, psychologie sociale et Gestalt-thérapie.
Après sa publication dans la revue allemande Gestalttherapie cet article à été traduit en anglais et publiée dans la revue British Journal of Gestalttherapy (2019). Sa version anglaise comporte de nombreuses modifications conséquentes (le texte a été revu par l’auteur et modifié dans son ensemble, des passages entiers ont été supprimés, d’autres ajoutés). La traduction en français de cette version anglaise sera publiée ultérieurement.
Dominik Reinecke, juin 2019
Résumé :
Cet article présente une clarification des notions d’Introjection et d’Introject d’un point de vue gestalt-thérapeutique et des recommandations pour leur utilisation en thérapie. L’auteur défend l’idée que, le soutien thérapeutique du sabotage des introjects lequel a couramment lieu de façon inconsciente, est la voie royale du traitement des introjects. Une analyse de « l’attitude politique correcte » permettra, par la suite, d’opérer une distinction entre les introjects névrotiques et les internalisations saines et indispensables à toute civilisation.
Notions clé : Introjection, introject, internalisation, valeurs.
1. La distinction entre introjection et assimilation
L’introjection et la projection désignent les deux interruptions du processus de contact que les fondateurs de la Gestalt-thérapie, formés à la psychanalyse de Freud, ont empruntés à cette discipline pour le cadre théorique de leur nouvel agencement de la psychothérapie. Ce choix est, à mon sens, bien fondé et a fait ses preuves dans la pratique psychothérapeutique.
Dans l’approche gestaltiste, les interruptions de contact sont toujours considérées comme des évènements processuels à la frontière-contact. C’est pourquoi les fondateurs de la Gestalt-thérapie ont commencé par étudier davantage le processus d’introjection que son résultat, à savoir la création d’introjects. Ils sont partis de l’idée que l’organisme humain, toujours en interconnexion et interdépendance avec son environnement devait incorporer des objets matériels (la nourriture par exemple) et symboliques (comme le langage) pour survivre. Ce processus d’absorption doit alors s’opérer en même temps que la destruction de la Gestalt de l’objet afin de conduire à l’enrichissement et au renforcement de l’organisme psycho-physique. Ainsi la nourriture doit-elle être mastiquée et les propositions immatérielles de l’environnement soigneusement évaluées et analysées. Selon cette thèse, ce sont ces fonctions agressives qui permettraient à l’Homme d’assimiler l’input de l’environnement et donc de trouver un ajustement nourricier adapté à ces facultés digestives corporelles et mentales. D’après Joel Latner, « La Gestalt que nous sommes ne peut, pour se transformer, pas faire autrement qu’ingérer de la matière nouvelle. » (LATNER, J. 85, ma traduction). Et Joseph Zinker de préciser : « L’homme qui reste bloqué entre la prise de conscience et la mobilisation de l’énergie, est sujet à l’introjection ; le point de vue des autres personnes au sujet de ce qui est vrai et faux est avalé ce qui met dans l’incapacité de trouver sa propre énergie. » (ZINKER, J. 98, trad. pers.). Mais le sens de « l’agression orale » découvert par F. Perls a conduit à surestimer la signification paradigmatique de l’alimentation si bien qu’il fallait toujours faire la distinction – chez lui, ainsi que chez quelques-uns de ses élèves – entre introjection saine et introjection névrotique. C’est aussi pour cette raison qu’avant l’apparition de la Gestalt-pédagogie, les recherches sur la genèse des introjects immatériels n’ont pas suffisamment tenu compte des fonctions agressives de l’apprentissage. A mon sens, il est plus judicieux de restreindre l’usage des notions cliniques d’introjection et d’introject aux phénomènes névrotiques. Je procèderai donc de la sorte par la suite. Les processus d’apprentissage et d’ingestion de la nourriture, processus que l’organisme psychophysique de l’être humain est capable d’assimiler selon les circonstances du moment, sont ainsi considérés sains par définition.
Une autre conséquence fâcheuse d’une telle conceptualisation imprécise consiste à qualifier d’« introjecteurs » les personnes qui ont une propension à l’introjection névrotique. Ce que font en permanence les Polsters par exemple dans leur ouvrage important sur la Gestalt-thérapie (POLSTER & POLSTER, 1987) ; c’est par la porte de derrière qu’on tombe ainsi à nouveau sur des traits de la personnalité au lieu d’évoquer les processus à la frontière-contact.
2. Changements du processus de l’introjection aujourd’hui – leurs causes et effets
Mais les perturbations, les introjections donc, existent bel et bien. Elles sont toujours liées à un affaiblissement des fonctions Moi agressives dont le self dispose à un moment donné. Alors qu’une telle faiblesse est, du point de vue développemental, normale chez le nourrisson, dans la mesure où il ne dispose ni de dentition ni de faculté analytique, elle demande explication chez l’adulte.
Bien sûr, les simples variations de la condition du jour entrent, elles aussi, en compte : qu’il s’agisse de l’attention affaiblie par la fatigue ou la maladie, les distractions internes ou externes, d’une écoute sans conviction, du multi-tasking, des repas dévorés à la hâte. Tout cela renforce l’inclination à ingérer ce qui n’est compris qu’à moitié, ce qui n’est perçu que par fragments, ce qui n’est mastiqué que partiellement et ce qui, étant non-assimilable, encombre l’organisme et l’entrave dans bien des cas, durablement. La situation sociale actuelle prête main-forte à cette usure des forces agressives positives. Comme dans l’économie, elle produit aussi dans l’organisme psychophysique de l’homme une usure d’énergie permanente. Dans le monde du travail, la pression du turbo-capitalisme génère l’exploitation du temps partiel et du travail intérimaire et, pour beaucoup de personnes, la perspective menaçante de sombrer plus tard dans une pauvreté du grand âge. Cette usure est amplifiée par les médias et l’industrie publicitaire qui y est associée : par une avalanche d’images séductrices propices à la dépendance et un langage qui dissimule davantage qu’il répand les informations dont aurait pourtant besoin le consommateur. La disposition de l’individu à introjecter des fragments de la réalité complexe qui ne se laissent plus rassembler en une Gestalt, augmente avec l’affaiblissement des forces individuelles qui servent à gérer de façon active et participative, c’est ce que la Gestalt-thérapie appelle adaptation créatrice, les apports de l’environnement qui assaillent l’individu.
Il résulte de cette fatigue omniprésente une confusion qui prend de plus en plus d’ampleur jusqu’à conduire au dénigrement du factuel, voire de la véracité des faits. Avec pour conséquence une confusion encore plus grande qui finalement ne s’exprime plus que par la soupape des excès de colère et de haine et de la folie des théories de conspiration des nouveaux médias sur internet. Alors que, du temps de Perls et Goodman, les contenus typiques des introjections étaient les règles, les injonctions et les tabous, on trouve aujourd’hui dans ce nouveau champ d’introjects des fragments d’informations et d’opinions désorientant et disparates.
Notre système scolaire applique depuis longtemps déjà des barèmes d’examens jugés absurdes par les élèves et les étudiants et ce, souvent à juste titre. La soi-disant « matière » est efficacement bachotée avant l’épreuve pour être ensuite oubliée, aussi tôt l’examen passé. C’est une forme de boulimie institutionnalisée de l’apprentissage. Après tout, l’oubli rapide permet à l’organisme de ne pas rester encombré par des connaissances inutiles : ce qui a été, malgré les résistances, incorporé trop vite ne se cristallisera finalement pas en de véritables introjects. Mais ce processus sape et fragilise, lui aussi, la force indispensable à la création d’une Gestalt dans l’apprentissage créatif au lieu de la soutenir, et il dilapide ainsi l’énergie des fonctions agressives du self. L’expérience de l’absurde face à ce genre d’exigences est due à la complexité toujours croissante d’un savoir qui est devenue ingérable pour les institutions de l’éducation. Toute consensus éventuel sur ce qui serait aujourd’hui vraiment utile et nécessaire en termes d’apprentissage devient vite obsolète parce que, d’une part, la quantité des informations auxquelles on a accès augmente continuellement grâce à la recherche informatisée, et que, d’autre part, les intérêts antinomiques de l’économie et de l’industrie et avec eux de la culture et de la politique, s’avèrent incompatibles. Ce qui fait un curieux mélange de réformes durables et de considérations économiques de gestion du temps et des finances, qui épuise continuellement les enseignés autant que les enseignants.
Par ailleurs, nous avons à faire à une nouvelle forme d’introjections potentielles due à la mutation des représentations culturelles dans notre société. Cela concerne tout particulièrement les rapports des genres. L’évolution de la place de la femme représente le plus grand changement culturel des sociétés occidentales au cours des cinquante dernières années – un laps de temps historique relativement court donc ( !) – et on est encore loin d’en cerner toutes les conséquences. Ici à nouveau, c’est la question de l’introjection qui intéresse dans cette évolution. Car on observe ici aussi les effets antinomiques de la dissolution des idéaux des rôles sociétaux féminins et masculins : du moins la dernière génération des femmes s’est aujourd’hui considérablement détachée des anciennes références internalisées – celles de la femme au foyer dévouée à sa famille. Mais elle doit maintenant composer avec la réalisation impossible de tous ses désirs d’épanouissement libérés. Les hommes sont déchirés entre la perte ou la fragmentation des anciens rôles qui reposaient principalement sur leur plus grande force physique et donc leur combativité, rôles qui sont à présent rendus grandement obsolètes par les machines mais qui les hantent toujours comme des introjects engloutis – d’une part. Et d’autre part l’apprivoisement de nouveaux rôles égalitaires encore incertains en tant que pères et amants. A ces difficultés qui, d’un côté comme de l’autre, réclament beaucoup de forces et semblent aussi consommer beaucoup d’énergie libidinale, s’ajoutent deux choses : d’une part la reconnaissance du désir homosexuel enfin acquise par l’opinion publique et, d’autre part, l’existence niée depuis longtemps de nombreuses personnes avec une identité sexuelle biologiquement et psychologiquement incertaine. La confusion en ressort encore plus forte.
À côté de ces formes « modernes » de l’introjection existent bien entendu toujours leurs contenus classiques, les valeurs et règles de conduite, les interdits et les tabous qui peuvent de nos jours toujours se transformer en introjects. Bien qu’ici aussi, comme nous allons le voir, des changements ont vu le jour. Car les formes multiculturelles dans notre société se manifestent aussi au niveau des introjections. On y trouve les introjections « démodées », qui, habituellement enracinées dans la religion ou la famille, influencent, souvent sans qu’on en ait conscience, les débats politiques et ont des effets particulièrement néfastes lorsqu’elles sont institutionnellement arrimées. Comme le célibat : la multitude effrayante d’abus sur enfants dans le clergé ne se comprendrait pas vraiment sans cet ancrage institutionnel de l’introjection. Notre tâche de thérapeute est particulièrement ardue lorsque nous avons à faire à un Dieu introjecté. Les thérapeutes qui ont déjà travaillé avec des curés ou des pasteurs peuvent le confirmer. A l’avenir, des problèmes au moins aussi importants pourraient se présenter avec les réfugiés islamiques dont la culture est éloignée de la nôtre. En effet, leur contexte culturel n’a pas encore atteint le niveau de sécularisation de la croyance tel que nous le connaissons en l’Occident Européen – avec la disparition d’une croyance en un diable, de la peur du purgatoire, de la conception terrestre du paradis.
Le traitement des introjects qui ont leur source dans les familles d’origine présente moins de difficultés car les introjects parentaux sont souvent déjà affaiblis : le soutien de la grande famille d’antan a diminué, le cliché de l’ennemi est personnalisé par les parents, la quote-part des divorces et séparations est croissante, le processus émancipatoire des jeunes est souvent encouragé par le contact avec des cultures différentes. Les introjects ne sont plus aussi solidement enracinés, le doute peut se manifester plus facilement, l’aide thérapeutique par le renforcement des fonctions agressives positives du patient a plus de chance d’aboutir.
3. Différents types d’introject
Il est donc important, pour le traitement thérapeutique des introjects, d’identifier les milieux sociaux qui ont tendance à favoriser l’introjection. Mais il est tout aussi important de reconnaitre le type d’introject auquel on est confronté. Les introjects, qui conduisent à l’observance obsessionnelle de certaines règles de conduite sont très faciles à identifier dans la mesure où ils débouchent facilement sur des processus obsessionnels névrotiques. Ceci dit, du point de vue de la société, un comportement obsessionnel peut être tout à fait souhaitable dans de nombreux domaines qui requièrent du contrôle, de la surveillance et de la précision – jusqu’à un certain degré, du moins. Nous souhaitons tous, bien évidemment, bénéficier de conditions sécures dans la circulation monétaire ou routière, la plupart d’entre nous aussi dans le trafic frontalier et dans les rapports sexuels ! Les gardiens d’arsenaux ou de dépôts de substances toxiques doivent être particulièrement fiables et méticuleux ; c’est vrai aussi pour les scientifiques qui travaillent dans la recherche. Les effets prévisibles voire imprévisibles qui découlent d’actions imprudentes peuvent s’avérer particulièrement dangereux dans les domaines où la technique moderne est engagée, ; l’intériorisation jusqu’à un certain degré de ces mécanismes de contrôle doit même, on peut aisément le supposer, soulager les personnes qui sont chargées de telles tâches.
A condition que ces conduites soient appliquées là où elles sont utiles et nécessaires et qu’elles n’empiètent pas sur d’autres domaines. Les personnes qui, même en famille, restent attachées à leurs rôles professionnels et se comportent en professeur, policier ou bureaucrate s’avèrent nuisibles pour leurs proches et souffrent elles-mêmes de leur manque de souplesse. Pour Perls, ce type d’introjects était le problème majeur dans la société de son époque : un refoulement trop massif des forces agressives et une adhésion trop rapide et crédule aux rôles sociétales – un manque de flexibilité donc dans la gestion des comportements socialement préconçus. En effet, il décrit ainsi aussi la société allemande des années cinquante, la période dite d’Adenauer. Là où cet esprit survit toujours, la thérapie doit avoir pour but de renforcer l’adaptation créatrice et la responsabilité individuelle dans la gestion des tâches – à l’inverse de la pression sociale qui œuvre dans l’intérêt d’une plus grande productivité.
C’est particulièrement évident quand, en dépit de leur prise de conscience et d’une analyse sensée et réaliste, les patients restent attachés à des introjects parce qu’ils les jugent « bons » ou qu’ils sont en adéquation avec le sens commun. Par exemple : quelqu’un qui, dans sa famille d’origine ou, plus souvent encore, dans des milieux identificatoires devenus importants ultérieurement, a intériorisé que c’est toujours bien de vivre « sainement », peut, influencé à distance par cet introject, mener une vie assez pénible dans des boutiques bio et des centres de mise en forme : une vie qui n’est au bout du compte et paradoxalement pas saine du tout. Comme si notre corps ne savait pas par lui-même ce dont il a besoin et ce qui lui convient. Mais ce savoir du corps doit être mis à jour par une awareness aiguisée – ce qui est précisément la tâche de la Gestalt-thérapie dans ces cas de figure.
Voici un autre exemple tiré du cercle de mes connaissances : il n’y a pas de doute qu’il est important de réduire les « traces écologiques » que tout un chacun laisse quotidiennement derrière lui. Mais si c’est introjecté comme une morale qui impute un caractère assez fondamentaliste au style de vie dans son ensemble, alors la vitalité de la personne est étouffée et la vie des autres est pourrie par des reproches moralisateurs, incessants. Dans ce cas-ci, la relation amoureuse qui avait été tant attendue et qui s’était annoncée heureuse à ses débuts, a été détruite par les calculs incessants du partenaire des dépenses écologiques de chaque preuve d’amour, ce qui a finalement mis en échec le moindre plaisir d’entreprendre des voyages ensemble. Ce ne fut donc pas un introject « bon » (ça n’existe pas) et structurant qui a été à l’œuvre mais bel et bien une attitude hostile à la vie et destructrice qui n’a pas empêchée le changement climatique mais qui a transformée une vie heureuse en tristesse. La Gestalt-thérapie mise toujours sur l’accroissement de la vitalité tout en affirmant que la modération n’est pas forcément une perte en qualité de vie ; au contraire, si l’on en saisit le sens, c’est un gain en qualité de vie, – ce qui n’est en dernier lieu qu’une question de conscience (Gewahrsein). La modération peut mais ne doit pas toujours déboucher sur des restrictions. Voir à ce sujet mon analyse détaillée de cette thématique : Maβhalten ohne die Lust zu verlieren (Dreitzel, H. P., 131-139).
Les introjects qui représentent les plus grandes difficultés, à côté des nouveaux introjects partiels et fragmentés, sont ceux qui, profondément enracinés, manipulent des vies entières par derrière et qui ressemblent à des scripts de vie tels que l’analyse transactionnelle les a décrits. Ils se développent souvent, sans être perçus, dans la vie de famille. Voici l’explication qu’en donne Joseph C. Zinker : « Les ‘arrangements’ entre les membres d’une famille sont, au mieux, faibles et sans vitalité. Il en découle des attitudes qui ne sont qu’incomplètement comprises. Quand le couple ou la famille a finalement réussi à prendre place au restaurant l’un n’a pas vraiment faim, l’autre n’apprécie pas la cuisine et une troisième personne préférerait aller au cinéma. Le festin attendu est ennuyeux dans le meilleur des cas et, au pire, un désastre. Un scénario similaire sera vraisemblablement répété pour toute décision ou activité en famille. Ce n’est ici pas le contenu qui pose problème mais bien le processus qui est dysfonctionnel. (…) L’idée ou la solution est imposée par l’un d’eux et avalée comme un tout par les autres. L’introjection ne requiert que peu d’énergie alors que questionner et argumenter en demanderait beaucoup plus. Les discussions et les efforts fournis pour trouver un résultat qui satisfasse tout le monde demandent de l’énergie et du temps. L’introjection évite une grande dépense énergétique par un consentement quelconque. La famille se trouve dans un commun accord de ne pas traverser le processus (mâcher) et aucun effort est fait pour convaincre tout le monde. » (Zinker, J., 1994, 121). Le malheur peut donc progresser insidieusement sans être perçu et ne révéler ses effets néfastes qu’à long terme. Tout un style de vie est finalement introjecté par la descendance de telles familles qui se caractérise par le penchant chronique de toujours choisir le chemin, en apparence plus facile, de l’introjection d’objectifs, de stratégies d’action, de valeurs et de règles traditionnelles figées dans la répétition – introjection sans résistances. Le potentiel de l’ajustement créateur, la force de la confrontation agressive avec les apports de l’environnement, est ainsi chroniquement sous-exploité et dépérit par manque de pratique et d’expérience.
Comparés à leurs parents, les enfants, les adolescents et les jeunes au chômage sont, par nature, dans une position de plus grande faiblesse. Ils manquent en effet de force et d’autorité, d’énergie et d’argent pour pouvoir vraiment réaliser leurs propres choix. De ce fait, ils sont évidemment sujets au risque de développer des introjects qui les encombreront souvent tout au long de leur vie.
Voici un cas de figure moderne : c’est une femme dont le père a quitté la mère sans laisser de traces parce qu’elle lui avait imposé, contre sa volonté, son désir d’enfant. La fille est alors à peine âgée d’un an. Elle grandit chez sa mère, dans un environnement exclusivement féminin – constitué de tantes et d’amies – dans lequel l’hostilité envers les hommes est de mise. Cela fait maintenant vingt-cinq ans qu’elle vit avec un homme avec qui elle a eu deux enfants mais qu’elle ne veut pas épouser parce qu’elle pense être « incapable d’être en relation » et qu’elle n’arrive pas à avoir une sexualité satisfaisante avec lui. Sa peur d’être soumise à son mari l’empêche de se donner à lui et la vie sexuelle du couple s’endort ainsi progressivement. L’homme, frustré, réagit en se repliant sur lui, il développe une dépression qui s’approfondit doucement et le rend inapte à se séparer ou à envisager toute autre solution. On peut imaginer que l’absence du père et l’introjection d’une image négative de l’homme ont conduit chez cette femme à un script de vie destructeur qui a aussi créé le malheur de son compagnon.
Les biographies des deux sexes contiennent d’innombrables histoires de vie similaires. Mais ce ne sont pas que les rôles des genres qui sont touchés. Ma pratique thérapeutique m’a montré maintes fois que c’est derrière les processus névrotiques les plus courants – par lesquels les personnes interrompent ou affaiblissent à répétition leurs processus de contact sains et vitaux – que se cachent des introjects basiques et profondément ancrés qui, manipulent en sourdine des vies entières (Dreitzel, H. P., 2014, 115, et Dreitzel, H. P., 2004, illustrations 9-16).
Ces introjets fondamentaux sont :
- Personne ne s’intéresse à mon monde intérieur. (processus schizoïde)
- Quoi que j’éprouve, quoi que je fasse ou exprime – rien ne change. (processus dépressif)
- Dans la vie il y a une bonne méthode pour tout, une procédure correcte. (processus obsessionnel)
- On ne répond pas à mes questions ; on ne fait attention à moi uniquement si je me montre dramatique. (processus hystérique)
- Tout conflit avec autrui aurait pour conséquence qu’on m’abandonne (processus névrotique-anxieux)
- Si j’ai peur ou si je montre ma peur je perds affection et amour. (processus psychopathique)
- Lâcher-prise veut dire perte de contrôle, ce qui signifie perte d’amour. (processus narcissique)
- Sans ma « drogue » ou mon habitude je ne peux supporter la vie ou me sentir vivant. (processus lié à la dépendance)
Dans la plupart des cas, de tels introjects sont plutôt inconscients ; mais il est assez facile de les ramener à la conscience puisque les patients sont habitués à ces modes de comportements puisqu’ils sont générés par eux-mêmes dans la vie de tous les jours. Il faut simplement les nommer en thérapie et les relier aux croyances dogmatiques qui sont sous-jacentes ou qui s’expriment par eux. Ce faisant, il y aura plus d’awareness mais les introjects ne seront pas encore dissouts pour autant. Il faudra aussi tenir compte de deux autres points dans la pratique gestalt-thérapeutique :
- En référence à ses expériences anciennes, le patient doit comprendre que et dans quelle mesure ces croyances dogmatiques se sont formées dans leur fonction d’ajustements créateurs en réponse à des expériences primordiales réelles et qu’elles ont été par la suite introjectées en tant que stratégies de survie dans des situations de relative impuissance et de détresse.
- L’énergie rétrofléchie du patient désormais adulte doit être mobilisée pour permettre une révision et une remise en question de ces croyances dogmatiques et surtout pour initier des expériences de vie nouvelles et plus vivantes.
Ce procédé est bien évidemment le même pour toutes les autres formes d’introjects ; mais le travail thérapeutique en particulier avec les life scripts requiert beaucoup de patience et de persévérance.
Il faut aussi ne pas oublier que ces introjects profondément enracinés sont fréquemment projetés, le plus souvent sur tous ou « la plupart » des gens. Comme par exemple : La plupart des gens n’éprouvent pas d’intérêt pour leurs congénères. Ou : Eux là-haut ne font de toute façon que ce qu’ils veulent ! Ou : Si l’on n’est pas cool, on a déjà perdu. Le procédé thérapeutique le plus approprié ici est de travailler dans le contact direct sur les sens de la perception et sur leur rétablissement. Cela pourrait se présenter comme suit :
Patient : Personne ne s’intéresse jamais à moi !
Thérapeute : Mais je m’intéresse à toi.
Patient : Tu as l’air fatigué. Je crois que je t’ennuie.
Thérapeute : Regarde-moi s’il te plait … plus encore ! Que vois-tu ?
Patient : Tu me regardes.
Thérapeute : Comment vois-tu mes yeux ?
Patient : Ils ont l’air un peu fatigués.
Thérapeute : Oui, c’était une longue journée. Et que vois-tu d’autre dans mes yeux ?
Patient : J’y vois de l’attention, ils ont l’air intéressés.
Thérapeute : Oui, je te trouve intéressant.
Patient : Mais uniquement comme un cas !
Thérapeute : Personne n’est qu’un cas. Nous sommes tous des êtres humains avec une histoire et beaucoup d’expériences.
Patient : Que veux-tu dire ?
Thérapeute : Est-ce que tu veux me raconter ce qui te fait dire que personne ne s’intéresse à toi ? Raconte-moi ton histoire !
Et ainsi de suite.
L’efficacité du travail thérapeutique avec les introjects dépend donc tout d’abord du type d’introject auquel nous sommes confrontés.
Nous avons vu :
- Qu’en réaction à la complexité toujours croissante de notre monde, il existe, depuis peu, une tendance à introjecter des informations fragmentées, des images, des vérités partielles et des théories de complot délirantes ainsi que les préjugés qui y sont associés – cette tendance étant renforcée par les nouveaux médias.
- Que les groupes de travail en particulier, les familles et les couples qui montrent une tendance – souvent dûe au milieu – à éviter les conflits et à être confluents, favorisent l’introjection rapide de règles, d’ententes ou de solutions de problèmes insatisfaisants.
- Qu’il existe des règles de conduite socialement bénéfiques qui, intériorisées, peuvent représenter une aide pour ceux qui en sont les garants ; que ces règles risquent cependant de se cristalliser en introjects si les personnes en question ne font pas preuve de suffisamment de flexibilité dans la gestion de leur rôle et qu’elles ne renoncent pas à une attitude contrôlant dans les autres domaines de leur vie.
- Qu’il existe des introjects profondément enracinés qui agissent comme des scripts de vie, dirigent des vies entières et façonnent des destins.
Ces quatre types d’introjects diffèrent en fonction de l’approche thérapeutique qu’ils requièrent ; il est donc utile de se faire une idée dès le tout début d’une thérapie avec quel genre d’introjects nos patients vont nous confronter prioritairement.
4. Une approche des introjects par le soutien de l’auto-sabotage
Les introjects sont hostiles à la vie. Les expériences du passé qui avaient conduit à la création de ces croyances doctrinales ne correspondent pas aux expériences réelles du présent même si celles-ci peuvent être entachées par la projection d’introjects ; ces patients auront alors une tendance à percevoir le monde entier comme hostile. Mais, même dans ce cas de figure, les introjects ne pourront quand-même pas exercer un contrôle permanent sur le comportement –pour la simple raison que la vie est trop imprévisible, trop chaotique, trop vivante – aussi trop séduisante – et qu’elle est aujourd’hui aussi trop mobile et trop compliquée pour se conformer à des règles et valeurs rigides ou pour être dirigée par des croyances dogmatiques. Et puisque c’est ainsi tout un chacun tend à saboter ses propres introjects de temps à autre, quand l’opportunité s’y prête, à savoir quand le contrôle extérieur semble relâché et que l’autocontrôle est réduit, peut-être conjointement à l’émergence d’un désir puissant ou d’une énergie agressive positive (encouragée en thérapie par exemple) – à de telles occasions, il ou elle enfreindra ses propres règles, transgressera – plutôt timidement et secrètement – ses propres limites.
C’est facilement observable en séance thérapeutique si on a appris à y prêter attention. La transgression d’une règle intériorisée s’accompagne typiquement d’un petit sourire fugace qui révèle une joie cachée, car la joie de vivre chroniquement réprimée se fraye ainsi son chemin. Encouragé par son thérapeute à le critiquer, un patient ressentira instantanément un relâchement qui sera naturellement aussi exprimée de façon inconsciente par la mimique ; il obtient ainsi la permission de conscientiser l’autre face – qui existe toujours aussi – des expériences par ailleurs (espérons-le) positives avec son thérapeute et de l’évoquer sans être sanctionné. Il faut regarder attentivement, écouter aussi, car le patient va s’empresser d’étouffer à nouveau cette joie de vivre naissante. Il s’agira peut-être de l’ébauche d’un sourire ténu et éphémère qui disparait aussitôt, ou d’une voix tremblotante un peu plus aigüe ou d’une affirmation gestuelle inconsciente par la main.
Après avoir fait maintes fois de telles observations je me suis mis à les thématiser et à pousser plus loin le travail avec elles. En tout premier lieu on peut attirer l’attention du patient sur ceci : J’ai perçu un minuscule sourire dans ton visage quand tu m’as dit ça (la critique). Est-ce que tu pouvais le sentir ? Dis-moi encore une fois ta critique et essaye de bien ressentir comment c’est. Dans l’étape suivante on peut en faire un jeu amusant, un jeu que nous connaissons tous de notre petite enfance : le jeu du coucou de la mère avec le bébé. Thérapeute : Oh, ce petit sourire apparait à nouveau. Tu t’en es rendu compte ? Prends le temps de sentir ! Et ça encore et encore et toujours avec le sourire dès que ça re-émerge. Parfois il peut se passer des heures, voire de semaines avant que cela ne réapparaisse, la vie est ainsi faite. Mais il faut toujours rester très attentif car ces petits indices de joie de vivre qui se manifestent avec le sabotage des introjects sont fugaces et craintifs comme des oiseaux qu’on veut observer.
Voilà pourquoi, dans un deuxième temps, il est important d’écouter les récits des patients en ayant pour objectif d’identifier à quels moments ils sabotent leurs introjects parfois aussi dans leur vie quotidienne. Là où de tels sabotages apparaissent dans le récit du patient on pourra pousser plus loin en questionnant car la transgression des introjects va de pair avec des sentiments de culpabilité névrotiques ou des sentiments de gêne si les normes sociales ont été blessées et que ces blessures ont été faites « sans le vouloir », en dehors de la conscience. La transgression des introjects produit donc des états émotionnels qu’on ne s’avoue pas facilement, qu’on préférerait passer sous silence et oublier très vite. Cf. l’analyse interactionnelle de l’auteur : Peinliche Situationen DREITZEL 1983).
Le malaise qui s’exprime par de tels sentiments est, pour ainsi dire, la vengeance de la société pour la blessure qui a été infligée à ses règles de jeu intériorisées. L’apparition des sentiments de culpabilité et de gêne est en effet un symptôme qui indique l’existence d’introjects qui n’avaient peut-être même pas encore été identifiés par le thérapeute ! Ces sentiments devraient donc être reconnus pour ce qu’ils sont, névrotiques ; il ne faut pas les confondre avec les véritables sentiments de culpabilité engendrés par la blessure – imprudente ou intentionnelle – des valeurs de la cohabitation humaine. Il faut les distinguer des vrais sentiments de honte qui peuvent être la conséquence des blessures des standards civilisateurs durement acquis au cours de l’histoire. Cela vaut la peine de clairement faire ressortir ces différences aussi dans le cadre de la thérapie car c’est l’autopunition via les sentiments névrotiques de culpabilité et de gêne qui garantit l’effet persistant des introjects. Renforcé par la résonance positive et inattendue de son thérapeute au sabotage des introjects et encouragé par des expériences appropriées dans le cadre rassurant de la thérapie, le patient va pouvoir réduire petit à petit l’emprise de l’introject sur sa personne. En parallèle à cela, des forces agressives propices à l’analyse critique et à l’identification de ce qui est nourrissant dans l’environnement et de ce qui doit être rejeté vont se développer en lui. C’est pourquoi je considère que le soutien de l’auto-sabotage chez le patient est une voie royale dans l’approche thérapeutique des introjects. En donnant son soutien thérapeutique à un tel sabotage le thérapeute forme une alliance avec les forces vitales du patient, voire avec la vie tout court. C’est l’aide la plus précieuse qu’on puisse apporter en thérapie.
5. Difficultés avec le soutien de l’auto-sabotage d’introjects
Mais cette approche présente aussi des problèmes. Il s’avère surtout difficile d’évaluer à partir quand le sabotage d’introjects enfreint les limites civilisatrices et ne doit donc plus être soutenu. La quête émancipatoire qui y est associé, comme pour toute quête émancipatoire peut, elle aussi, tout au moins à un certain stade de l’évolution, dépasser les bornes par la mobilisation indispensable des forces vitales humaines et infliger des blessures qui ne détruisent pas simplement l’introject mais aussi l’environnement dans ce qu’il offre de nourrissant et de précieux.
En témoigne l’exemple d’un patient qui arrive systématiquement en retard à ses séances. Il a toujours de bonnes excuses – il les expose avec beaucoup de zèle – ce pour quoi, cette fois-ci encore, cela n’a pas marché. Soupçonnant un sabotage d’un introject-ponctualité, je décide donc de m’intéresser aux symptômes correspondants dans sa famille d’origine et de les dénicher avec lui. Grâce à cela, il commence alors à comprendre de plus en plus ses retards comme un auto-sabotage associé à un certain plaisir qu’il n’ose pourtant pas encore s’avouer vraiment. J’essaye de renforcer cet aspect disculpant de ses histoires et constate qu’il a de plus en plus de plaisir à les raconter. Beaucoup de temps est consacré à ses récits mais je ne prolonge jamais les séances thérapeutiques pour lesquelles il reste de moins en moins de temps. Mais je me sers de plus en plus de ce temps pour faire comprendre à mon patient que ses retards sont bien de son fait. Un jour il arrive, très animé, à nouveau en retard et dit : Cette fois-ci je n’y suis vraiment pour rien. Moi : Que s’est-il passé ? Lui : J’ai tamponné une voiture par derrière. Moi : Ça s’est passé où ? Lui : À un carrefour. Il s’est brusquement arrêté devant moi. Moi : Ah bon, est-ce qu’il y avait un feu ? Lui : Oui, mais bon. Moi : Quelle couleur ? Lui : Il était vert. Moi : était ? Lui : Ben oui, quand c’est arrivé il était tout à coup rouge.
C’est à ce moment-là que, pour moi, une limite a été atteinte. Il était temps d’intensifier le travail sur la responsabilité du patient. Suite à cet accident, il est venu à ses séances en étant toujours relativement ponctuel.
Aux tous débuts de la Gestalt-thérapie, sous l’influence externe des groupes de rencontre et de la Bioénergie de l’école de Wilhelm Reich, alors très en vogue, beaucoup de Gestalt-thérapeutes donnaient une grande importance aux expériences cathartiques des pratiques agressives. Celles-ci consistaient à taper violemment sur des coussins et des matelas. Je me souviens d’une participante de mon groupe de formation qui avait été incitée à maltraiter un grand matelas en mousse. Dans un très long « travail de Gestalt », elle a transformé, en hurlant de colère, ce matelas en un tas de petits morceaux déchiquetées – sans aucun doute un exploit énergétique considérable. Mais cette expérience, a-t-elle réellement été suivie d’effets durables ? A-t-elle pu réanimer les forces agressives qui sont chroniquement rétrofléchies ? A-t-elle été un remède à l’attraction de l’introjection ? Dans ce même groupe de formation du début des années 1970, un participant déclara un jour, d’un air ravi, qu’il avait, à l’occasion d’une visite chez ses parents, démoli dans un élan libérateur toutes les chaises de la cuisine sur lesquelles, enfant, il avait été obligé de rester gentiment assis pendant les repas. Je pense que ce ne devait pas être tout à fait ça, la catharsis. Prendre conscience de ses propres forces peut bien évidemment être libérateur et renforcer la confiance en soi. Mais dans un groupe, ce qui est souvent aussi renforcé, c’est le voyeurisme du groupe au profit duquel une personne peut faire du acting out et être même encouragée à le faire ou alors peut être critiquée dans les feedbacks si la performance avait été médiocre. Le soutien de l’auto-sabotage doit de toute façon toujours s’accompagner d’un renforcement de la conscience sur deux plans, celui de la possible importance de l’environnement et celui de la juste limite de ses propres besoins.
6. Comment peut-on distinguer le sabotage d’introjects de la rébellion ?
La rébellion contre les interdits et ordres parentaux est, pour les adolescents, un symptôme normal du début du détachement du milieu familial d’origine. Elle est normale même si elle prend des formes parfois dramatiques et est souvent empreinte d’imprudence. Les parents ont une lourde tâche, surtout si les enfants sont encore dans la puberté. : En effet, ils doivent offrir leur soutien à cette quête d’autonomie ou, tout au moins, l’accepter en haussant les épaules tout en les protégeant de comportements dangereux ou de choix insensés. Mais faire la distinction entre la nécessaire affirmation de soi dans de nouveaux univers et rôles sociaux et ce qui doit être considéré comme dangereux n’est pas toujours évident – ni du point de vue interne des parents et des éducateurs ni, à plus forte raison, du point de vue externe des pairs pour qui les valeurs et convictions parentales ne sont souvent rien d’autre que des introjects et des restrictions insensées. Les standards culturels sont d’une importance particulière dans la mesure où ils font même apparaitre les représentants des points de vue externes comme vieillots dès qu’ils se trouvent modifiés. Par exemple, les parents, qui empêchent leurs filles de continuer leurs études dans l’enseignement supérieur, sous prétexte que les filles doivent rester au foyer et qu’elles finiront par se marier et avoir des enfants très vite, sont certainement considérés de nos jours et dans tous les contextes sociaux comme désespérément démodés. Il peut revenir aux enseignants d’aider ces enfants dans leur opposition à de tels empêchements parentaux qui soutiennent alors la rébellion contre la pression d’adopter des introjects parentaux. Le sabotage des introjects parentaux, peut-être même des introjects des enfants s’ils sont déjà intériorisés, est ici à considérer comme une résistance légitime puisque les standards et les valeurs culturels ne sont plus les mêmes. Cependant, du fait que nous vivons dans une culture complexe et multiforme qui ne cesse de changer et d’évoluer rapidement, il est de plus en plus difficile d’apprécier si un comportement relève d’une rébellion légitime, et doit donc être soutenu, ou s’il s’agit d’une blessure de standards de valeur importants ; ce qui exige du thérapeute (mais pas que de lui) d’avoir acquis une très bonne connaissance de soi. Par exemple, si les enfants trouvent trop sévères les restrictions que leurs imposent leurs parents dans leur consommation de télévision ou leur utilisation des jeux vidéo, c’est que les choses ne alors sont pas aussi claires que cela. Où est la limite ? Qu’est-ce qui indique que, dans un contexte de digitalisation rapide, l’apprentissage nécessaire est empêché et que l’évolution d’une démence digitale est endiguée ?
Dans ces cas de figure, l’attitude et l’expérience du thérapeute sont les éléments déterminants. Pensons par exemple à l’inquiétude justifiée de ces parents qui craignent que leurs enfants soient aspirés par la drogue ou ne serait-ce que par l’alcool et la marijuana. Ce qui compte avant tout est le dialogue, partager ses expériences dans ce qu’elles ont de positif et de négatif, accepter de remettre aussi en question ses propres opinions, accepter de parler ouvertement de ses propres expériences et surtout de ses propres inquiétudes.
Et voici une autre complication : des personnes très résilientes, avec une grande force vitale, réussissent, parfois même déjà dans leur enfance ou l’adolescence, à s’extraire de l’influence des introjects parentaux et à prendre en main leur vie de façon autonome. Le danger est alors que, même adultes, elles ont souvent tendance à s’agripper aux valeurs qu’elles avaient inventées ou découvertes par elles-mêmes, comme si ces valeurs étaient toujours menacées. Il s’agit bien souvent de réactions allergiques lorsque l’autonomie, pour laquelle elles ont dû se battre, semble menacée (par exemple en couple). Et pire : la lutte interne incessante contre les introjects parentaux peut finir en un programme de vie qui permet à ces introjects de garder le pouvoir justement parce que ces filles et fils se sentent contraints de toujours agir en opposition à leurs parents. Si et aussi longtemps que ce clivage interne est à l’œuvre, la vie peut être chaotique avec des vacillements violents qui résultent d’un vécu borderline interne. Vu de l’extérieur il en découle une manière de vivre impressionnante, bien qu’imprudente et périlleuse, qui remplit néanmoins ces personnes de fierté. Mais l’hypersensibilité presque obsessionnelle avec laquelle elles réagissent à toute menace de leurs propres valeurs indique que celles-ci peuvent toujours, tels des introjects, être actifs comme pilotées à distance.
Dans les cas de conversions religions, il est particulièrement difficile d’évaluer s’il s’agit de rébellion libératrice ou d’une source dévastatrice et emprisonnant de nouvelles introjections (je n’aborde pas ici la question très délicate de savoir quand, ou et dans quelle mesure une rébellion politique, par exemple un mouvement de résistance qui se sert de moyens violents, peut ou doit être considérée de légitime). De telles évaluations ont, depuis toujours, été entravées par le fait que toute religion dominante est typiquement identifiée aux intérêts de contrôle du clergé ou aux intérêts de pouvoir des dirigeants séculiers, qui eux ont toujours su créer leur propre jurisprudence depuis l’inquisition jusqu’aux commissions modernes d’enquête sur les sectes. Comment donc pourraient et devraient réagir les parents, les enseignants et les pairs si des jeunes veulent se convertir à l’Islam et qu’ils risquent de s’exposer ainsi à l’endoctrinement des islamistes militants ? Ils espèrent trouver dans cette nouvelle religion du sens à leur vie ou, tout au moins, du soutien et des valeurs claires dans un monde leur semble terriblement confus. Le plus important, en tout premier lieu, est certainement de faire preuve d’une vraie compréhension, de comprendre les jeunes pour qui notre culture, extrêmement complexe et parfois absolument perturbante, est déconcertante et déroutante. Il ne s’agit aucunement de leurs offrir immédiatement des repères identificatoires qui nous sont personnellement chers et familiers. Ici aussi, cela peut grandement aider d’établir un dialogue authentique qui inclut l’aveu de nos propres expériences désorientant ainsi que de nos propres peurs. D’une part. D’autre part, ces jeunes devraient pouvoir faire des expériences personnelles différentes. Ils auront idéalement l’occasion de séjourner dans des pays culturellement différents comme, par exemple, en Amérique Latine. Ces séjours incluront peut-être aussi des activités en groupe qui permettent de trouver du sens comme, par exemple, dans le domaine de l’écologie. Il n’existe rien de mieux pour maturer et grandir que les expériences personnelles à l’étranger et les activités significatives qui permettent de se sentir utile. Pour trouver de tels filons, les parents de ces enfants auraient besoin d’être aidés par les institutions publiques (le rédacteur en chef de ce magazine a, à ce titre-là, attiré mon attention sur « Weltwärts », qui me semble être un bon tuyau).
7. Assistons-nous au déclin de nos valeurs ?
Est-ce que cette réceptivité pour de nouveaux mondes de valeurs, sûrs en apparence, et pour des repères identificatoires qui promettent une meilleure orientation, est vraiment si incompréhensible ? Nos sociétés européennes-occidentales ne sont-elles pas fondées sur une structure de valeurs vieille de centaines, sinon de milliers d’années dont la stabilité reste inébranlable ? Ou alors, si elle est ébranlée aujourd’hui, ne devrait-elle pas être stabilisée à nouveau par un retour en arrière ? De tels diagnostics et appels, répétés à outrance par les milieux conservateurs et, en particulier, les milieux cléricaux, expriment un malaise évident mais restent abstraits la plupart du temps. Ils omettent généralement d’énoncer les repères de valeurs qui font vraiment défaut aujourd’hui, car les valeurs de notre société actuelle sont pour la plupart des valeurs émancipatoires et sont donc propices à la création d’espaces de liberté. En effet, en conséquence de la révolution culturelle des années soixante et soixante-dix, nous pouvons observer les valeurs émancipatoires se propager dans la sphère juridique. En témoignent un droit de divorce de plus en plus différencié, la reconnaissance des relations homosexuelles, une sensibilité nouvelle pour les abus sexuels sur les enfants, un interdit de l’application de la violence parentale et scolaire dans l’éducation des enfants, les sanctions pénales en cas de violence sexuelle dans le couple et, enfin et surtout, le bannissement de l’exploitation et du chantage sexuels dans l’exercice du pouvoir masculin – et ce ne sont là peut-être que les acquis les plus importants d’une nouvelle éthique qui inclut aussi, depuis un certain temps, une réévaluation de notre environnement naturel ainsi que de la valeur de nos données informatiques. On comprend aisément à quel point cette évolution est essentielle pour notre bien-être en société si nous posons notre regard averti sur d’autres sociétés – parmi elles, malheureusement aussi, quelques sociétés européennes – ou si nous nous référons à nos propres expériences de vie dans ces sociétés.
Et, malgré tout, le sentiment que quelque chose s’est perdu est très présent. Ce sentiment est partagé par tous ces mouvements disparates qui se dissocient du consensus social. Il ne faut pas toute de suite envisager de se convertir à l’Islam : ce sont également les différents groupuscules, plus ou moins radicaux, à droite de la société, qui proposent des soi-disant orientations claires et des arrimages solides aux valeurs. Ce n’est peut-être pas aussi saugrenu que le prétend l’esprit conservateur que d’espérer trouver davantage de repères et de valeurs sûres. Si l’on se demande quelles convictions ont pu se perdre sur le plan des valeurs, ce qui pourrait bien manquer à notre culture, on ne pourra bien évidemment pas trouver la réponse chez les fondamentalismes de tous bords qui, avec leurs contraintes totalitaires, s’opposent toujours à toute valeur émancipatoire. Mais on ne saurait non plus trouver une réponse dans les valeurs qui sont représentées et protégées par les institutions de la démocratie libérale et d’un état de droit. C’est comme ça parce que, d’une part, ces valeurs sont devenues tout à fait normales (les radicaux de droite comptent, eux aussi, sur une jurisprudence libérale et sur ses droits fondamentaux garantis par la constitution !) et que, d’autre part, elles semblent trop abstraites et complexes pour pouvoir réaliser le patriotisme constitutionnel de Habermas en tant que sentiment. Non, les vertus et les valeurs qui ont disparues sont d’un autre registre. Il s’agit d’abord de la politesse en tant que mode de comportement normal entre personnes qui ne se connaissent pas. Il s’agit ensuite du respect des personnes âgées, toujours plus nombreuses, mais dévaluées sur le plan de leur expérience de vie et de leur expérience professionnelle par l’évolution technologique. Mais il s’agit aussi du respect de la nature qui, par le changement climatique, commence à nous remettre tout doucement sur le droit chemin et du respect de la vie que nous entassons, abattons, exterminons et que nous laissons dépérir ; du tact dans les échanges sociaux, unique protection réelle de la sphère privée et de l’intimité ; depuis peu aussi de l’art de la diplomatie qui a été et reste une nécessité absolue dans l’objectif non seulement d’évaluer les intérêts mais aussi et surtout d’éviter les guerres ; il s’agit du loisir qui, en tant que valeur, a quasiment disparu au profit d’un capitalisme effréné qui considère le temps comme de l’argent et qui impose le profit comme une valeur primordiale ; de la solidarité qui en fait également les frais dans la mesure où, en tant que valeur sociale fondamentale, elle s’est trouvée si fortement effritée par le développement incontrôlé de la répartition inégale du revenu social global que le principe constitutionnel propriété égal responsabilité (Eigentum verpflichtet) – à supposer qu’il ait vraiment été pris au sérieux par les fondateurs de la constitution – n’est à présent plus rien d’autre qu’une formule vide de sens, la défaillance sanitaire en Allemagne et dans d’autres pays européens est sur le plan moral le chapitre le plus sombre de cette évolution ; même les vertus très prisées d’Allemagne et en Allemagne, celles de la ponctualité, de l’ordre et de la propreté sont abîmées. La ponctualité relève, semble-t-il, de nos jours plutôt de l’exceptionnel, tout au moins pour la Bundesbahn. La dégradation de l’infrastructure de notre pays résultant d’une incroyable négligence en politique a pour conséquence des retards et du stress permanents dues aux embouteillages et au manque de raccordements par câbles optiques. Un autre domaine qui est de plus en plus affecté par le manque de ponctualité concerne les retards notoires et les ajournements des projets de construction publics, occasionnés par l’ambition et le narcissisme des politiciens. – L’ordre public semble de plus en plus dédaigné tant qu’il ne s’agit pas de questions de sécurité immédiats, autrement les agents de sécurité – pas que la police et les douanes, mais l’administration public dans son ensemble – ne seraient pas en sous-effectif chronique. Et, à peu d’exceptions près, le concept de propreté ne s’applique aujourd’hui plus qu’à la qualité de l’air dont la négligence impardonnable et criminelle n’a pas besoin d’être rappelée. Les faits semblent perdre leur sens parce que les mensonges envahissent de plus en plus le discours public ; du coup, la recherche de vérité et le discours au sujet de la vérité comme critère de connaissance perdent tout sens ; cela concerne aussi le manque de considération de la critique, qui est de nos jours rapidement dépréciée au rang de polémique, tout en étant, de l’autre côté, remplacée par des récriminations et des injures. Dans l’art, la beauté, depuis longtemps soupçonnée de s’avoisiner au kitsch, est considérée d’inauthentique, tandis que la laideur de nos villes et des autres zones d’habitats, qui n’est pas uniquement due à la publicité omniprésente, est, malgré tous les efforts de restauration des vieux quartiers, manifeste et oppressante.
Oui, l’effondrement de la validité de nombreuses vertus et valeurs est réel. En dépit des comportements purement mafieux qui prennent de l’ampleur dans le commerce et dans le sport, nous sommes confrontés là plutôt à une perte et un délabrement d’acquis civilisateurs qui nous concernent tous. Ces valeurs doivent aller de soi, comme nous le savons, elles doivent être bien assimilées pour pouvoir fonctionner. Il faut avoir reçu une bonne éducation, comme on disait jadis. Et elles doivent être soutenues par les sentiments de honte qui sanctionnent immédiatement les blessures qui leurs ont été infligées, même si l’on n’en est pas personnellement responsable. C’est ainsi que fonctionne la civilisation.
Et qu’en est-il des introjects, donc des inhibitions névrotiques, qui répriment notre vitalité, introjects dont le sabotage devrait être renforcé en thérapie ? Portons donc à nouveau notre regard sur notre culture actuelle en tenant compte d’un phénomène qui la caractérise tout particulièrement.
8. L’attitude politique correct
L’attitude politique correcte avait été jadis un acquis des libéraux de gauche aux EU. L’objectif en était de protéger les minorités défavorisées, d’abord par une réglementation de la quotepart et par d’autres mesures de l’affirmative action (en allemand aussi « discrimination positive ») et en suite par des ajustements non-discriminatoires sur le plan langagier.
Suite au mouvement civil (Bürgerrechtsbewegung) des années soixante, et, plus particulièrement, depuis 1964 et le mandat de Kennedy, il existe une législation pour soutenir les femmes et les minorités ethniques dans les domaines du marché du travail, de l’accès à l’enseignement supérieur, et de l’exercice du droit de vote. Dans les débuts du revirement conservateur aux EU cette politique a été sapée par plusieurs jugements du Supreme Court entre 2004 et 2006 et a finalement été de facto abolie. – En Allemagne, nous avons depuis 2006 le « Allgemeine Gleichstellungsgesetz » AGG qui a découlé de réflexions qui sont exposées dans un papier intitulé « Ausländer und Deutsche » (« Au sujet des étrangers et des allemands ») édité sous la responsabilité de la députée de la FDP (la FDP était à l’époque encore un parti libéral) et première femme chargée d’affaires étrangères, Liselotte Funke. On peut lire dans la préface de cet écrit, une phrase aussi étonnante qu’inconcevable désormais : « Pour garantir l’égalité des chances aux étrangers il est cependant nécessaire de s’occuper plus des étrangers que des allemands et ce sur une période d’au moins deux générations. »
Suite à la politique de l’égalité des chances qui est, en Allemagne, au moins encore protégée par le tribunal constitutionnel de la République fédérale, les changements d’appellations sont apparus : l’appellation « Miss » pour les femmes célibataires avait disparue depuis un certain temps déjà. Les nègres sont alors devenus des « Noirs » (« black people »), puis des « Afro-Américains » (« Afro Americans »), de la même manière que les indiens qui sont devenus des « Indiens d’Amérique » (« Indian Americans »). A cette même époque, on commençait aussi à surveiller l’usage de tous ces qualificatifs qui pouvaient être perçues comme discriminatoires pour tel ou tel groupe. Les estropiés (« cripples »), par exemple, se sont transformés en « handicapés » (« disables persons ») et ensuite en « personnes handicapées » (« handicaped persons ») ou, dans les troubles mentaux, « fou » (« insane ») est devenu « malade mental » (« mentally ill ») puis finalement « déséquilibré mentalement » (« mentally handicaped ») (dans le Berlin des années soixante-dix, il existait justement un groupe d’handicapés physiques auto-proclamé « Krüppelinitiative » (initiative d’estropiés) qui puisait son militantisme dans le renversement du tabou).
Une grande partie de ces régulations langagières a également été adoptée en Europe. Aux EU, les minorités en question savaient souvent tirer profit très habilement de cette protection des minorités standardisée dorénavant et aussi de plus en plus internalisée : une atteinte verbale à ces nouvelles règles sociales était perçue comme un faux pas et pouvait à minima déclencher chez le pêcheur des sentiments de gêne, d’autant plus qu’une culture des excuses publiques était en train de se développer qui rappelait déjà par moments les excès de la culture japonaise de la honte. Aussi, les noms traditionnels de nombreux édifices universitaires ont-ils été changés sous la pression des étudiants parce qu’ils évoquaient les fondateurs et promoteurs de ces établissements d’éducation qui étaient typiquement gérés avec les fonds de capitaux privés (ce qui pose bien évidemment problème dans le cas de Thomas Jefferson, l’un des co-auteurs de la célèbre déclaration des droits de l’homme de 1776 – et partisan avéré de l’esclavage).
Dans les universités américaines, ce mouvement qui s’annonçait pourtant progressiste, s’est hystérisé au cours des dernières années – peut-être une ramification grotesque du mouvement féministe ; c’est peut-être aussi dû au fait que les femmes, majoritaires dans la population, ne cesse, depuis peu, d’occuper plus de place dans la vie professionnelle et qu’elles sont, au sein des institutions d’éducation, déjà majoritaires dans la plupart des filières. On entend de plus en plus de gens se plaindre que leur sensibilité a été froissée par l’enseignement, en particulier en sciences littéraires et en histoire, quand il y est questions de viols ou d’autres crimes violents. Les enseignants ont été priés d’établir des avertissements préalables, y compris des avis de ne pas du tout lire de tels livres ou de sauter les passages indiqués. Le souvenir de l’autodafé à d’autres mais pas trop lointaines époques était-il encore dans les esprits de quelques-uns ? – ou est-ce une association d’idées aberrante ? Rien d’étonnant qu’une telle requête se heurte aux résistances des disciplines qui traitent d’auteurs tels que Shakespeare, Poe et Dostoïevski. Des licenciements et des retraites volontaires à Princeton et quelques autres universités d’élites ont néanmoins eu lieu. Le fait que de telles susceptibilités étaient cultivées dans les collèges et universités d’élites par les enfants des riches classes supérieures offrait au prolétariat blanc des EU l’occasion de se moquer mais renforçaient aussi leurs ressentiments racistes déjà latents.
Le point culminant de cette évolution fut, en Allemagne, l’effacement d’un poème écrit en espagnol par un poète allemand et affiché sur la façade de la Fachhochschule für Sozialarbeit (institut des services sociaux) à Berlin – autrefois une institution renommée, même à l’étranger, pour ses avancés progressistes. Ce poème a été effacé parce que, à sa vue chaque jour, quelques étudiantes se sentaient atteintes dans leur dignité féminine. Il avait trouvé sa place à cet endroit car ce poète avait été récompensé d’un prix pour sa poésie quelques années auparavant, prix qui avait été mis au concours par ce même établissement d’enseignement supérieur.
Voici le poème incriminé :
avenidas
avenidas y flores
flores
flores y mujeres
avenidas
avenidas y mujeres
Avenidas y flores y mujeres y
un admirador Des allées
Des allées et des fleurs
Des fleurs
Des fleurs et des femmes
Des allées
Des allées et des femmes
Des allées et des fleurs et des femmes et
Un admirateur
Après de longs débats, le sénat académique a finalement décidé de supprimer ce poème de la façade. Faut-il comprendre qu’il faut dorénavant éradiquer de la littérature allemande tous les poèmes dans lesquels les hommes expriment leur admiration pour les femmes en les comparant à des fleurs ? Mais qu’ont donc introjecté ces femmes accusatrices ? Je me sens dépassé dans ma quête de compréhension.
Quoi qu’il en soit, l’évolution émancipatoire a ici définitivement dérapé. Ce qui était originairement conçu pour servir la protection de minorités s’est perverti en l’expression d’une sensibilité narcissique excessive de femmes immatures. Et là où le diable s’en est mêlé les gens de droite ne sont, eux non plus, pas très loin. Car la conduite politique correcte est depuis longtemps déjà l’ennemi de ces populistes de droite qui provoquent en brisant les tabous avec pour but de donner une voix à cette populace qu’ils appellent « unser Volk » (« notre peuple »), en clair, pour les inciter à la violence. La formule de Gauland qui dit que le régime Nazi n’était qu’une broutille (Hühnerschiss) de l’histoire grandiose allemande fut une insulte de plus à l’encontre des cent millions de victimes dont ce régime s’est rendu coupable.
Ici aussi il y a dérapage. La rupture de tabous, célébrée depuis longtemps comme une valeur en soi (sui generis) dans certains contextes de notre culture, dans l’art, au théâtre ou au cinéma, fait dès à présent son entrée dans les mœurs partout ailleurs avec les mouvements populistes. Leurs électeurs et élus se rebiffent ainsi contre les limites qu’ils considèrent comme enchaînements et interdits de parole, limites que l’attitude politique correcte veut, de plus en plus hystériquement, imposer à notre culture, – et ruinent ainsi cette culture d’une autre façon. En effet, les ruptures de tabous qui sont sournoisement légitimées par leurs applications répétées n’ont rien à voir avec le sabotage libérateur d’introjects, mais sont plutôt l’expression d’une rechute dans la barbarie. Aucune civilisation ne peut se passer d’intériorisations – c’est ce qu’a montré le célèbre sociologue Norbert Elias avec ses fameuses recherches au sujet du processus civilisateur. Mais les intériorisations doivent être distinguées des introjects et des introjections. Le critère distinctif réside en la réaction de l’organisme psychique et de l’environnement sociétal à leurs violations. Dans la mesure où les valeurs et lignes de conduite civilisatrices internalisées sont des normes de conduite sociétales reconnues et évidentes, la transgression de celles-ci génère des sentiments de honte et de malaise. La blessure des valeurs et des normes introjectées, par contre, génère du plaisir caché et une mauvaise conscience sans conséquences notables.
9. Les barrières contre la haine, la colère et la violence
La question qui subsiste est la suivante : comment ces seuils de la honte, qui sont des protections du niveau civilisateur d’une société, ont-ils pu s’affaiblir dans certaines parties de la population (et pas que chez les incultes tels Donald Trump, car Gauland sait bien évidemment très bien ce qu’il dit) au point que tout homme politique ou autre acteur public se trouve exposé à des « tempêtes de merde » soudaines et à des avalanches de mails haineux ? Alors que les statistiques montrent que les crimes avec violence diminuent progressivement en Allemagne, les actions violentes imputées à des mouvements de droit augmentent et leur nombre dépasse de loin celui des attentats islamistes qui attirent, eux, beaucoup plus l’attention les médias.
Un tel déchainement de colères accumulées sans aucune retenue est certainement favorisé par l’anonymat d’Internet qui rend l’identification personnelle impossible et prête ainsi main forte à une irresponsabilité globale., De telles irruptions sont souvent, d’un point de vue psychologique, la conséquence du refoulement d’émotions et montrent donc une certaine ressemblance avec les sabotages d’introjects. Ceci dit, les vraies raisons de cette déperdition civilisatrice partielle sont certainement autres. Les aborder ici dépasserait cependant le cadre de cet article.
La Gestalt-thérapie peut-elle aider à enrayer cette déperdition, voire la permuter ? Je pense que oui.
Rappelons-nous la différence entre le sabotage d’introjects névrotiques, qui, en règle générale, est à soutenir et la déperdition de l’intériorisation de valeurs et de comportements civilisateurs sains. Cette différence doit rester dans l’esprit du thérapeute et l’orienter dans ses interventions.
C’est toujours à l’éducation et l’instruction qu’il revient de civiliser l’être humain en assujettissant ses pulsions et en contrôlant son animosité. La psychothérapie est d’un autre ressort : elle veut soigner et apaiser, libérer les forces vitales et renforcer la présence attentive. Mais elle a quand-même aussi un aspect formateur, car, tout au moins dans sa forme de Gestalt-thérapie, elle veut aider à découvrir des potentiels, veut renforcer le développement, veut aiguiser les sens, réveiller l’empathie innée. En cela elle est aussi un atelier de la civilisation et devrait, pour cette raison et en dépit de tout soutien de sabotage d’introjects, prendre garde de ne pas instrumentaliser, par ses expérimentations, les valeurs civilisatrices insuffisamment internalisées. Bien au contraire, elle doit garder au centre de son attention « l’introjection saine » que j’ai appelée internalisation pour la distinguer de l’introjection, donc ce qui s’apparente aux fonctions positives/agressives du self : peser le pour et le contre, départager, avoir un sens critique et vérifier, différencier ; mais aussi : refuser, prendre position, affirmer son point de vue, accepter le conflit, dire non, tout cela doit être renforcé et fait intrinsèquement partie des objectifs de la Gestalt-thérapie !
Et voici encore un autre de ses objectifs : c’est le travail continu sur soi qui a pour but l’épurement de notre perception sensorielle et de nos sentiments. La réussite d’une ré-civilisation de notre culture, ce n’est rien de moins que ça, dépendra essentiellement de notre capacité à mieux connaître nos sentiments et à mieux cultiver leurs expressions. Une voix forte et bien articulée est plus efficace que des hurlements ; un « non » clairement prononcé a plus d’effet que la violence. Un rire ou un sourire vraiment aimable sont plus désarmants qu’un compromis tiédasse, les sonorités subtils font souvent plus vibrer qu’une allocution tonitruante. Le bouddhisme préconise le détachement de la colère de son objet. Concentre-toi pleinement sur ce sentiment, observe-le et ne le refoule pas – tout en mettant de côté le motif et la « raison » de ta colère ! C’est l’exemple d’une expérimentation très ingénieuse du point de vue gestalt-thérapeutique qui, cependant, a des effets durables uniquement si on la pratique souvent. Mais ce qui est plus important encore, c’est de mettre à jour les sabotages clandestins des introjects. Ce serait profitable si nous pouvions nous explorer nous-mêmes et identifier à quels moments ces petits plaisirs cachés, liés aux blessures de nos propres règles et valeurs font à nouveau irruption. La contribution qu’apporte la Gestalt-thérapie au processus de civilisation de notre culture est potentiellement tout aussi important que sa contribution au développement des processus émancipateurs individuels. Nous devons tout d’abord avoir conscience de cette possibilité en tant que mission. Faisons donc cet effort, cela en vaut la peine !
Littérature
DREITZEL, H. P., Peinliche Situationen, in : A. Baethge, W. Eβbach, Hrsg., Soziologie – Entdeckungen im Alltäglichen – Festschrift für Hans-Paul Bahrdt, Campus-Verlag Stuttgart 1983.
DREITZEL, H. P., Gestalt und Prozesss, – eine psychotherapeutische Diagnostik, EHP. Bergisch Gladbach 2004.
DREITZEL, H. P., Lebenskunst und Lebenslust, – Entwicklung und Reife aus gestalttherapeutischer und integraler Sicht, EHP. Bergisch Gladbach 2014
LATNER, J., The Gestalt Therapy Book, Julian Press, New York 1973 (p. 85 traduction personnelle).
POLSTER & POLSTER, E. & M. Gestalttherapie, Fischer-Verlag, Frankfurt 1987
ZINKER, J., Creative Process in Gestalt Therapy, Random House, New York 1977 (p. 98 traduction personnelle).
ZINKER, J., In Search of Good Form – Gestalt Therapy with Couples and Families, San Francisko. Jossey. Bass 1994, (p. 121 traduction personnelle)